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Anagni : de Mithra aux Templiers

La cathédrale et le campanile

Tous ceux qui connaissent un peu l’histoire du Temple ont entendu parler d’Anagni, petite cité perchée en haut d’un promontoire à une cinquantaine de km au sud de Rome où flotte encore aujourd’hui le parfum des jours anciens où les papes en avaient fait leur séjour privilégié. C’était au tout début du 14è s.. Un pape, Boniface VIII, refusait d’accéder aux exigences du roi de France. Philippe n’avait pas hésité. Il avait envoyé Guillaume de Nogaret à Anagni pour faire pression sur lui. Une pression si forte que le pauvre Saint Père en mourut à peine un mois plus tard.

L’histoire suffirait à maintenir en nous le souvenir de la cathédrale d’Anagni qui vit à l’œuvre, avec quatre années d’avance, les tristes acteurs de l’arrestation des Templiers, mais l’impressionnant et sévère édifice fiché à même la roche au sommet de la montagne, recèle d’autres secrets, bien à l’abri dans le silence des profondeurs.

L’attentat d’Anagni : la guerre des Bulles

Peut-être est-il bon de faire un bref retour sur ces événements que l’histoire a retenus sous le nom de « l’attentat d’Anagni ».

Boniface VIII

Nous sommes dans les dernières années du 13è s. A cette époque encore, les Etats sont soumis à Rome et, bon gré mal gré, en acceptent l’augure, crainte d’être excommuniés ou livrés à la fureur du peuple. Boniface VIII, cependant, va trouver un adversaire de poids en la personne de Philippe le Bel. On assiste alors à une guerre de communiqués, comme on dirait aujourd’hui. La bulle « Clericis laicos » , fulminée en septembre 1296 et confirmée trois semaines plus tard par une autre, « Ineffabilis amoris », marque le point de départ de l’affrontement. Il s’agissait ni plus ni moins d’interdire sous peine d’excommunication la levée d’impôts nouveaux sur le clergé.

Face à la vive réaction de Philippe, le Pape recule cependant. A peine un an après la première bulle, il publie une lettre de compromis, « Romana mater », permettant au clergé d’accorder « librement », s’il le voulait, des subsides au roi de France. Six mois plus tard, la bulle « Etsi de statu regni » va plus loin, accordant à Philippe de réclamer de l’argent au clergé, sans même l’assentiment préalable du Pape, dans le cas exclusif de la défense du royaume. Une semaine plus tard, « Meruit sincera devotio », presque immédiatement suivie d’une autre bulle, « Noveritis nos », donne aux séculiers le pouvoir de poursuivre les ecclésiastiques qui ne se soumettraient pas à l’injonction. Philippe, bon prince, récompensa Boniface pour sa bonne volonté en lui octroyant une petite partie de l’impôt ainsi collecté, pour l’aider dans ses propres différends avec le royaume d’Aragon.

La querelle semble alors s’apaiser, mais ce n’est que parce que les deux parties ont désormais un motif plus urgent de s’affronter : l’affaire de l’évêque de Pamiers, Bernard Saisset, que Philippe a cru bon de faire emprisonner.

Les premiers jours du mois de décembre 1300 voient néanmoins renaître la querelle avec la publication d’une nouvelle bulle de Boniface, étonnamment brève : « Nuper ex rationabilibus ». La lettre est curieuse et d’une ambiguïté presque menaçante. Sous prétexte de rassurer Philippe, Boniface annonce que, s’il a décidé de mettre un terme aux prérogatives fiscales qu’il lui avait concédées, ce n’est pas précisément pour tout de suite. Aucune date n’est formellement indiquée, mais la chose est dite et le roi sait à quoi s’en tenir.

Fin 1301, Boniface franchit une nouvelle étape et revient radicalement sur les dispositions antérieures. Par la bulle « Ausculta fili » , il suspend en effet tous les privilèges fiscaux qu’il avait accordés au roi de France, arguant de la primauté de l’Eglise sur le pouvoir temporel. Constituit nos Deus super reges et regna : Dieu nous a établis au-dessus des rois et des royaumes. La réponse de Philippe est sans équivoque : le 11 février, un dimanche de surcroît, il fait brûler la bulle en place publique.

Boniface réagit en conséquence et va jusqu’à menacer le roi d’excommunication. Il convoque un concile qui se tiendra à Rome à la Toussaint 1302. Bravant les menaces de Philippe le Bel, plus de 30 évêques de France feront le déplacement. A cette occasion, Boniface publie une nouvelle bulle, « Unam sanctam », proclamant une nouvelle fois la supériorité de l’Eglise sur l’Etat. L’Evangile désigne deux glaives pour régler les choses de ce monde, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, et tous deux sont dans les mains de l’Eglise. Le pouvoir temporel doit donc, inconditionnellement, être subordonné au pouvoir spirituel.

La réaction de Philippe est à la mesure de la menace. Il décide de faire déposer le Pape. A cette fin il envoie Guillaume de Nogaret à Anagni qui se présentera le 8 septembre 1303 dans les appartements de Boniface accompagné d’hommes en armes et de la famille Colonna, depuis longtemps ennemie du Pape. La chronique prêtera à Boniface des mots héroïques à la vue de ces hommes qu’il croit prêts à le faire passer de vie à trépas. En réalité, un des Colonna va le frapper d’un coup violent de son gantelet. Le vieux Pape tombe de son trône. Les agresseurs le harcèlent, mais personne n’osera lui donner le coup de grâce. Deux jours plus tard, sous la pression des habitants d’Anagni, ils se retirent, laissant Boniface profondément choqué par ce qu’il vient de vivre. Si profondément qu’il en perd la raison et décèdera un mois plus tard refusant même l’extrême-onction. Il avait 68 ans.

Son successeur, Nicolas Boccasini, devient Pape sous le nom de Benoît XI. Après avoir excommunié Sciarra Colonna et Guillaume de Nogaret, il essaiera en vain de réconcilier le roi et la Papauté. Il décèdera un an exactement après son intronisation, empoisonné. Les Papes ont désormais appris à leurs dépens à se méfier d’un roi qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins. Le successeur de Benoît XI ne donnera pas autant de soucis à Philippe le Bel. Il s’appelle Bertrand de Got, plus connu sous le nom de Clément V.

Les bulles de Boniface relatives à ses différends avec Philippe le Bel

  • début septembre 1296 : Clericis laicos
  • fin septembre 1296 : Ineffabilis amoris
  • février 1297 : Romana mater
  • juillet 1297 : Etsi de statu
  • juillet 1297 : Meruit sincera devotio
  • 31 juillet 1297 : Noveritis nos
  • 5 décembre 1300 : Nuper ex rationabilibus
  • début décembre 1301 : Ausculta fili
  • novembre 1302 : Unam sanctam

Les armoiries de Boniface : d’or à deux bandes ondées d’azur

Armoiries de Boniface VIII

Edouard Bouyé, dans un article paru dans la revue Médiévales sous le titre « Les armoiries pontificales à la fin du XIIIe siècle : construction d'une campagne de communication », souligne le rôle important que le pape Boniface joua dans l’histoire de l’héraldique pontificale.

« Les témoignages archéologiques subsistants confirment que c'est Boniface VIII qui le premier fit des armoiries familiales un usage systématique. Son tombeau, œuvre d'Arnolfo di Cambio consacrée du vivant du pape, le 6 mai 1296, visible aujourd'hui aux grottes vaticanes, porte trois écus en mosaïque d'or à deux bandes ondées d'azur. » Plus loin, il ajoute : « À partir du pontificat de Boniface VIII, les armoiries qui apparaissent sur les objets de la vie quotidienne et liturgique sont de plus en plus identifiées comme les armes personnelles du pape. »

A Anagni, berceau de la famille Caetani, les armoiries de Boniface sont omniprésentes. Lisons encore à ce propos Edouard Bouyé : « La chapelle Caetani, érigée en 1296 à la cathédrale d'Anagni pour recevoir les dépouilles de la famille du pape nouvellement élu, répète le même écu dix fois ; il figure aussi sur la cloche, et sur divers ornements offerts par le pontife à la cathédrale. De même, la statue du pontife, érigée de son vivant sur les murailles de la cathédrale d'Anagni, est surmontée d'un panneau héraldique dans lequel les armes paternelles du pape et celles de la famille Aquila di Fondi entourent une tiare surmontant un pavillon. »

Boniface VIII, Benedetto Caetani, apparaît donc comme le premier pape à avoir utilisé de manière systématique les armoiries de sa famille.

les armoiries de Boniface VIII au-dessus du maître-autel de la cathédrale

Anagni de l’Antiquité au Moyen Age

Un site aussi naturellement protégé que le rocher d’Anagni, qui culmine à plus de 400m au-dessus du niveau de la mer et domine la vallée du Sacco, avait vocation à devenir une zone d’habitat privilégiée. De fait, il fut occupé depuis la plus haute antiquité et les témoignages archéologiques sont nombreux. La tradition rapporte que la première église, dédiée à la Vierge, fut construite vers la fin du Vè s. au sommet de l’acropole d’Anagnia, sur l’emplacement d’un sanctuaire païen, avant d’être elle-même remplacée, ou plutôt surmontée, par la cathédrale S. Magno que l’on peut admirer aujourd’hui. Celle-ci fut édifiée dans le courant du 12è s. et fut consacrée le 30 septembre 1179 par le Pape Alexandre III.

Par chance en effet, et contrairement à ce qui se passa généralement, hélas !, lors de l’officialisation de la religion chrétienne par l’empereur de Rome, le sanctuaire dit païen ne fut pas détruit. On s’en servit au contraire comme support pour l’immense édifice qu’on allait bâtir par-dessus. Ce niveau, devenu sous-sol, est entièrement maçonné. Il se compose aujourd’hui de deux espaces principaux : la crypte S. Magno et l’oratoire de S. Tommaso Beckett, reliés par un couloir.

Le bœuf et le loup

Il suffit de lever les yeux lorsqu’on se trouve face à la cathédrale, sur la place Innocent III, pour apercevoir la ligne de pierres sculptées qui orne la façade ouest sans pour cela porter atteinte à son extrême sobriété.

Rosettes et entrelacs se succèdent sans ordre apparent de part et d’autre du portail principal comme s’ils s’agissait de pierres de réemploi de dimensions sensiblement identiques qu’on aurait eu l’idée de placer ainsi les unes à côté des autres, dans un souci de décoration. Une inscription tronquée court sur et sous la frise, à droite du portail, rappelant un don fait par Romuald, le 9è évêque d’Anagni.

frise sur la façade de la cathédrale

Plus surprenant, ce haut-relief qui orne le haut du pilastre droit du portail central et qui montre deux figures zoomorphes : un loup et un bœuf, surmontant respectivement une feuille ovale à triple bord et une rosette à six pétales au centre évidé. Le cercle se répète dans les yeux du taureau, curieusement exorbités, de même que l’ovale dans ceux du loup, eux aussi très soulignés, ainsi que dans les oreilles du bœuf. Cercle et ovale se retrouvent enfin dans cette sorte de feuillage qui semble sortir de sa bouche : volute circulaire à gauche, feuille ovale à droite du mufle.

l'inscription

Les deux animaux semblent intimement liés l’un à l’autre, mais une différence essentielle se manifeste au niveau de la bouche. Le bœuf garde les lèvres scellées tandis que le loup ouvre une large gueule, semblable à celle de ces animaux fantastiques qui ornent les chapiteaux des églises médiévales. Les dents sont bien visibles et l’animal semble se réjouir de la peur qu’il inspire ou du bon repas qu’il vient de faire ou s’apprête à déguster. Le bœuf, lui, placide, ne réagit que par l’écarquillement de ses yeux étonnés tandis que l’ovale de ses oreilles, ses cornes allongées presque horizontalement et les rinceaux de feuillage qui se répartissent, parfaitement équilibrées, de part et d’autre du mufle, témoignent de sa maîtrise. Les deux animaux cependant sont aussi dangereux l’un que l’autre. « Dente lupus, cornu taurus petit », « le loup attaque de la dent, le taureau de la corne », écrivait le poète latin Horace dans ses Satires (I, 52).

Mais pourquoi donc ce loup et ce bœuf à l’entrée de la cathédrale ? La réponse se trouve dans le légendaire local. Lors de la construction de l’église, un loup aurait dévoré un des deux bœufs qu’on employait pour transporter les pierres. L’évêque Pierre, en guise de pénitence, lui intima l’ordre de prendre la place de sa victime. Le loup, la tête sous le joug, dut ainsi finir le travail aux côtés du bœuf survivant.

La syzygie pythagoricienne

La légende anagnienne du loup et du bœuf n’a pas d’équivalent, du moins à notre connaissance. Il faut dire que l’idée de mettre un loup sous le joug et de lui faire tirer la charrette au même niveau et au même pas qu’un bœuf n’a rien d’une évidence.

Pourtant l’image vient de loin, du fond de cette Grande Grèce qui a vu fleurir entre deux terres, entre deux états de la civilisation, une sagesse dont la richesse émeut encore aujourd’hui. C’était au VIè s. avant notre ère. Un homme âgé venait planter dans l’humus neuf de l’Italie du Sud la graine dont allait germer toute la science qu’il avait acquise en plus de 40 années de voyages, d’apprentissages, de réflexion. Si l’on se rappelle aujourd’hui essentiellement le théorème qui porte son nom, on oublie trop souvent que Pythagore fut un esprit complet, aussi versé dans les sciences pures que dans l’éthique et la mystique. Parmi les notions qu’il a tout particulièrement approfondies et mises en valeur, il y a la syzygie, un mot difficile en français mais qui signifie simplement : ensemble sous le joug.

couple de boeufs sous le joug (mithraeum de Saalburg)

Rien de plus simple, en effet, rien de moins apparemment philosophique que cet appareillage de deux bœufs, le cou ployant sous le poids du joug qui les oblige à la solidarité dans le travail. Le sillon est plus droit, plus profond, s’il est tracé par un couple de bœufs plutôt que par un bœuf unique. Plus généralement, la syzygie est la réunion de deux éléments dissemblabes. On emploie ce terme en astronomie, en musique, en océanographie… Selon l’angle, on y voit une conjonction ou une opposition, mais l’essentiel de la syzygie réside dans l’équilibre qui se maintient. A partir de la simple observation du quotidien du paysan, Pythagore a su extraire la quintessence d’une sagesse d’autant plus difficile à reconnaître qu’elle est à la portée de tous.

La notion de syzygie a imprégné la gnose platonicienne. Dans la hiérarchie céleste, il y a Dieu (l’Abîme, le Un, l’Intelligible) dont émanent des Eons qui constituent ensemble le Plérôme. Ces Eons sont en faire des paires : mâle et femelle. On s’accorde généralement sur le nombre de 30 et toutes ces paires portent le nom de syzygie. Chacune exprime une qualité ou une notion double : intellect et vérité par exemple, verbe et vie. Il faut une certaine hardiesse pour oser franchir le pas de la différence, pour apparier deux éléments que parfois tout oppose, mais c’est à cette condition que l’appariement deviendra complémentarité, que les différences d’hier se mueront en richesse d’avenir.

Nous sommes loin de la cathédrale d’Anagni, pensez-vous peut-être ? Ne faut-il pas plutôt se contenter de la légende du loup et du bœuf et l’insérer en bonne place dans le grand livre des contes pour enfants ?

Christianisme et mithraïsme

Le bestiaire du Moyen Age est beaucoup plus qu’un livre d’images. Il véhicule la plupart du temps quelque chose d’important, souvent dans le domaine de l’éthique. Ouvrons ensemble la page d’Anagni et laissons-nous porter.

Reportons-nous ainsi au début de notre ère. La région d’Anagni, la Ciociaria, n’est qu’à quelques encablures de Rome, au sud des Monts Albains. Traversée par la via Latina, une des plus importantes voies romaines d’Italie, elle a vu passer au cours des siècles bien des hommes et des femmes de toutes origines et les légions qui empruntaient ces voies n’ont pas manqué d’y laisser leur trace. Les sanctuaires dits païens qui s’élevaient au sommet de la cité, et qui sont désormais couverts par la cathédrale San Magno, témoignent encore aujourd’hui de cette fréquentation.

Les légions romaines ont exercé une influence indubitable sur les régions qu’elles traversaient et plus encore dans les lieux où elles établissaient des campements. On attribue aux légions, par exemple, l’introduction en Italie, vers la fin du 1er s. de notre ère, d’un culte oriental qui se répandra dans tout l’Empire : celui de Mithra. L’originalité de ce culte qui se pratiquait dans des espaces restreints conçus pour des groupes peu importants, le secret dont il s’entourait, sa portée à la fois philosophique et mystique qui le rangeait dans la famille des grands mystères, ceux d’Eleusis, de Samothrace… , ont concouru à déployer son influence partout où Rome était présente. On a quelquefois contesté la part qui revient aux légions dans la diffusion du mithraïsme au sein de l’Empire. Force est pourtant de constater que nombre de mithrea, aux confins des territoires soumis à la Pax Romana, se trouvent à proximité des camps militaires. Il n’est pour s’en convaincre que de parcourir le limes de Bretagne, de Newcastle à Carlisle, où de nombreux vestiges mithriaques sont encore visibles auprès des forts.

Pendant trois siècles, le culte de Mithra s’est développé dans le monde romain, au point de compter dans ses rangs des empereurs. Dans le même temps, un autre tentait de s’imposer : le christianisme. Longtemps, les deux cultes suivirent une progression parallèle, d’autant qu’ils présentaient un certain nombre de points communs : un dieu unique, ami de l’homme, un sauveur venu apporter aux fidèles la certitude d’un au-delà qu’une vie de probité pouvait permettre d’atteindre, et, plus concrètement, un rituel sobre où se célébraient des agapes semblables à celles qui accompagnaient les cérémonies chrétiennes. Mais ce n’est pas le lieu ici de développer le parallélisme entre les deux cultes. Tenons-nous en à ce qui faisait le cœur du mithraïsme : Mithra et le taureau.

Tous les temples mithriaques se composent d’un couloir plus ou moins long de chaque côté duquel s’aligne une banquette assez large pour que les fidèles y prennent place. A l’extrémité du couloir, un espace plus sacré que les autres contient un petit autel carré assez haut pour que l’officiant puisse y accomplir les rites, et, tout au fond, contre le mur, une représentation sculptée, plus rarement peinte, de ce qu’on a coutume d’appeler la tauroctonie. On y voit Mithra allongé sur le dos du taureau couché, le visage tourné vers le soleil qui se trouve derrière lui, qui commence à plonger son poignard dans le cou de l’animal. Va-t-il vraiment poursuivre le geste et tuer le taureau ? La question restera à jamais en suspens, et c’est peut-être la grande leçon du mithraïsme. Quoi qu’il en soit, le taureau est indissociable de Mithra dont il est le symbole.

Les fidèles de Mithra, en dépit de leurs accointances militaires, sont discrets et pacifiques. Ils ne cherchent ni à faire du prosélytisme ni à imposer en quelque manière le culte qu’ils ont choisi. Les chrétiens, quant à eux, s’ils se réclament aussi d’un dieu de paix, ont été souvent en butte au mépris, voire aux persécutions. Leur culte s’est développé dans la douleur et c’est probablement ce qui explique la violence de la réaction chrétienne contre le paganisme à l’heure où un empereur décida de faire du christianisme la religion officielle de l’Empire. Les mithrea furent saccagés, souvent détruits. Des fidèles furent massacrés à l’intérieur même du sanctuaire, témoin ce squelette retrouvé enchaîné dans le mithreum de Saalburg. Le mithraïsme est entré dans un silence d’autant plus profond que l’Eglise triomphante étendait toujours davantage son emprise au sein de l’ancien monde romain.

La présence côte à côte du loup et du bœuf au portail de la cathédrale San Magno s’éclaire ainsi d’un jour nouveau : ce loup tout contre le montant de la porte, la gueule ouverte, toutes dents dehors, et le bœuf pacifique, presque passif, derrière lui. Le loup a gagné, mais le bœuf est toujours là. C’est lui, l’âme du sanctuaire, et le loup ne peut pas l’oublier. Délicate syzygie que l’appariement de ces deux symboles lourds de tant d’événements tragiques. Mais quelle puissance lorsque les deux se conjuguent sans se perdre !

La cathédrale d’Anagni, qui fut la résidence de plusieurs papes, repose sur deux cryptes, celle de San Magno et l’oratoire de San Tommaso Beckett qui n’est rien d’autre qu’un mithreum.

San Magno et San Tommaso Beckett

San Magno est le patron, non seulement de la cité d’Anagni, mais de toute la province de Frosinone à laquelle elle appartient, en tant qu’évangélisateur de la Ciociaria. Natif des Pouilles, il se convertit très tôt au christianisme. Sacré évêque, il n’a de cesse de parcourir le pays pour porter la bonne nouvelle de l’Evangile. C’est lors des persécutions de Dioclétien, au milieu du 3è s., qu’il fut appréhendé par les soldats de l’Empereur. Sommé de renoncer à sa foi et d’honorer les anciens dieux, il demanda trois jours de réflexion dans la chapelle du lieu. Quand les soldats revinrent, il était mort au pied de l’autel. C’était le 19 août 250. Fait curieux, c’est un tribun qui rapportera ses restes à Veroli, où il fut enterré dans la crypte de la cathédrale. Ce tribun avait nom Platon, et ce n’est sans doute pas par hasard si on se fie aux fresques qui couvrent les murs et les plafonds de la crypte dédiée à San Magno à Anagni.

Saint Thomas Beckett est né à Londres. Il eut l’occasion de faire plusieurs séjours en Italie avant d’être nommé chancelier par le roi Henry II qu’il seconda fidèlement dans son dessein d’affranchir le royaume d’Angleterre des privilèges du clergé. C’est donc à la surprise générale qu’à la mort de Thomas du Bec, il fut nommé archevêque de Canterbury. Effet de l’intronisation ? Un changement radical s’opéra en lui. Le courtisan devint un véritable ascète pleinement acquis à la hiérarchie ecclésiastique et il mit tous ses efforts à réparer le tort qu'il avait causé à l’Eglise en tant que chancelier. La guerre entre le roi et l’archevêque était ouverte. Les tentatives de conciliation aboutirent à un échec. Beckett dut s’exiler en France et ce n’est que six années plus tard qu’il fut autorisé à retourner en Angleterre. Trois semaines plus tard, le 29 décembre 1170, quatre chevaliers l’assassinaient au pied de l’autel de la cathédrale de Canterbury. Quelques décennies plus tard, un ordre religieux à vocation hospitalière fut fondé à Acre sous le titre de Saint Thomas, mais il fut bientôt transformé en ordre religieux militaire sous la Règle des chanoines comme c’était le cas, entre autres, pour les Templiers. Les chevaliers portaient l’habit blanc frappé, selon Palliot, d’une croix grecque de gueules chargée d’une coquille d’argent, celle-ci rappelant la part active que prit l’Ordre dans la libération de la Castille du joug des Maures. Pour d’autres, il s’agissait d’une simple croix recroisetée argent et gueules. Le choix de l’argent et de gueules fait tout naturellement penser aux couleurs du Temple. De fait, les liens existaient entre les deux ordres et lorsque l’ordre de Saint Thomas connut des difficultés financières, c’est au Temple qu’échut sa maison de Londres. Après la chute d’Acre en 1291, les chevaliers de Saint Thomas se replièrent à Chypre comme les autres ordres. Après un temps de dissensions internes, il revint à sa vocation hospitalière et perdura jusqu’à sa dissolution au début du 16è s.

une version de la croix de Saint Thomas

croix de Saint Thomas (Palliot)

Les points communs entre les deux martyrs sont nombreux. Tous deux évêques, victimes tous les deux de la raison d’Etat, ils sont morts mêmement entourés de soldats au pied de l’autel, l’un de mort naturelle dans sa chapelle, l’autre assassiné dans sa cathédrale. Tous deux aussi se survécurent après leur mort sous la bannière de la chevalerie : San Magno, dont les restes furent conservés grâce à un tribun, Saint Thomas dans la création de l’ordre religieux militaire placé sous son patronage. Les deux Saints, chacun à leur manière, incarnent le combat, purement religieux dans le cas de l’évangélisateur que fut San Magno, politique et même plus tard militaire dans le cas de Thomas.

Comment s’étonner, sachant cela, que ces deux religieux aient été choisi pour devenir les patrons des deux cryptes de la cathédrale d’Anagni ? Comment s’étonner que, des deux, ce soit Saint Thomas qui ait été installé dans l’ancien mithreum ?Que dire aussi de l’unité picturale qui préside à la décoration des murs et des plafonds des deux cryptes (exécutée sans doute à la même époque soit dans la première moitié du 13è s.) même si les fresques de San Magno sont notoirement plus fines et surtout mieux conservées que celles de l’oratoire San Tommaso ? Platon et la gnose ornent les murs de San Magno, l’ambiance chevaleresque prévaut à San Tommaso. Les deux cryptes sont en syzygie et si, aujourd’hui, à partir de la nef, on accède à l’une par l’escalier nord et à l’autre par l’escalier sud, il suffit de regarder le plan du sous-sol pour se rendre compte qu’elles sont dans le prolongement l’une de l’autre et reliées par un long couloir.

plan du sous-sol de la cathédrale

A – crypte San Magno
B – oratoire San Tommaso Beckett
(extrait de : « La Crypte de la Cathédrale d’Anagni, une petite chapelle Sixtine souterraine », par Gianfranco Ravasi, 1995)

L’oratoire-mithraeum San Tommaso Beckett

Lorsqu’on a quelque connaissance en matière de mithraïsme, ou lorsqu’on a vu déjà quelques mithrea, et qu’on pénètre dans le clair-obscur de l’oratoire San Tommaso, on a le sentiment de se trouver en terrain connu. Ce long espace voûté, ce podium légèrement surélevé tout au fond, la place visible encore des banquettes latérales : l’édifice présente toutes les caractéristiques d’un mithraeum, et l’hypothèse est confirmée par les archéologues. Il n’y manque, au mur du fond, que la tauroctonie, remplacée aujourd’hui par d’autres fresques, sans parler de celles qui courent le long des parois, conférant à l’ensemble un aspect chaleureux, presque intime.

oratoire San Tommaso Beckett

Les fresques dont s’orne la voûte datent de la première moitié du 12è s. Elles sont dues à la main de l’artiste inconnu qu’on appelle le Maître des Translations et s’inspirent de la Genèse : à gauche, la création de l’homme et de la femme, le péché originel, Adam et Eve chassés du Paradis Terrestre, à droite, le gardien du Jardin représenté sous la forme d’un chérubin à l’épée flamboyante, le meurtre d’Abel par Caïn ; de nouveau à droite, Abraham et Melchisedech, la Philoxénie ; puis de nouveau à gauche, le sacrifice d’Isaac.

à gauche: Melchisedech ; à droite, Abraham vêtu en chevalier

Dans une seconde lecture, nous trouvons là l’expression de la syzygie dans sa perfection originelle (Adam et Eve au Paradis) et dans la difficulté de la maintenir sur le plan humain (Caïn et Abel).
• Gardien de ce sempiternel balancement de l’un à l’autre dans lequel il n’intervient pas, l’archange Michel à l’épée flamboyante, dont les sanctuaires remplacèrent souvent ceux de Mithra.
• Melchisedech, patriarche des patriarches, « père des pères » pour reprendre la dénomination du plus haut grade du mithraïsme, ce roi-prêtre, roi de Salem, roi de Paix, sous le patronage duquel se place cet « ordre » (taxis en grec, est un terme militaire qui signifie division, détachement armé) dont parle Paul dans son épître aux Hébreux, ordre auquel le Christ lui-même appartient.
• Les trois anges de la Philoxénie, symbole de la syzygie parfaite où le troisième élément garantit l’équilibre des deux autres, Trinité sublime, 3 en 1.
• La sacrifice d’Isaac, avec la main du père qui va pour frapper mais ne frappe pas, avec la victime remplacée par le bélier, préfiguration, ou peut-être adaptation, de cette tauroctonie qui fait l’orient de tous les mithrea, où Mithra fait le geste de tuer, mais ne tue pas la victime représentée par le taureau.

Il serait trop long de reprendre une à une les fresques de la crypte, d’autant qu’il est impossible aujourd’hui de les photographier et donc de les montrer sur ce site. Mais il en est une que nous ne saurions omettre car c’est sur elle que repose cet article.

L’entrée antique du mithraeum se trouve à droite de l’entrée actuelle. La porte, assez grossièrement taillée dans le mur (mais sans doute ne s’agit-il que d’une réfection tardive), est couverte d’un simple enduit blanc. Sur l’un des montants, on a dessiné au trait, avec un pigment rouge, un chevalier en armure, prêt à abattre son épée sur un « ennemi » qu’on ne voit pas. L’image est saisissante et tranche par son extrême sobriété sur la décoration ambiante, plus recherchée et surtout plus colorée. Sa place, sur la porte du mithraeum, n’a sans doute pas été choisie par hasard. Peu visible aujourd’hui, elle demeure le témoin discret de la permanence de la Tradition.

le templier d'Anagni

la coiffure et l'épée du templier d'Anagni

Comment en effet ne pas reconnaître dans ce chevalier du Temple à la tunique blanche et au bouclier long chargé de la croix de gueules une sorte de Mithra médiéval ? Manteau court souplement ceinturé à la taille, casque curieusement allongé en forme de poire et surmonté d’une amorce de courbure, à mi-chemin entre le pilos qu’on voit parfois sur la tête des dadophores et le fameux bonnet phrygien, épée courte… Mais le plus extraordinaire réside sans nul doute dans ce geste dont Mithra partage la quasi-exclusive avec l’archange Saint Michel qui est son équivalent chrétien : l’épée brandie au dessus de la tête, prête à frapper. Le corps du chevalier penche vers l’avant, emporté par le geste, et ce n’est pas sans rappeler la posture de Mithra sur le dos du taureau.

la croix sur le bouclier

A la gauche du chevalier d’Anagni, tout près de son manteau, on voit un double cercle barré d’une croix grecque doublée d’une croix de Saint André : un labyrinthe. Cette représentation n’est pas unique dans la panoplie des symboles templiers. On la trouve par exemple sur les murs du donjon du Coudray à Chinon où elle apparaît à la fois dans un carré et dans un cercle.

le labyrinthe d'Anagni

les labyrinthes de Chinon
(le labyrinthe circulaire se trouve en haut à droite)

Cette figuration sommaire de l’escarboucle à huit rais existe dans tous les temples mithriaques sous la forme de l’étoile à huit branches, dite aussi étoile d’Ishtar. En nombre, blanche sur champ d’azur, elle constellait les voûtes des mithrea et apparaissait sur un certain nombre d’élément du décor, témoin ces banquettes latérales d’un des plus beaux mithrea d’Ostie en Italie.

étoile sur une des banquettes du mithraeum des Sphères (Ostie)

étoiles sur la voûte du mithraeum de Capoue

Nous avons évoqué plus haut la figure de Melchisedech peinte à fresque sur la paroi de l’oratoire. Faut-il s’étonner d’y voir Abraham en chevalier, anachronisme criant et d’autant volontaire ? On ne peut pas rester insensible à la similitude frappante qui existe entre l'Abraham de la fresque de Melchisedech et le templier de la porte du mithraeum. Même allure, même coiffure, même manteau aux genoux, même épée courte, même visage allongé (barbe ou pas)… Certes, ce chevalier-là ne porte pas la croix du Temple, mais qu’est-ce donc que cette curieuse excroissance rouge qui part des épaules et descend jusqu’au bas de son vêtement ? Son bouclier, bien sûr ! Mais on aime y voir aussi comme un rappel des ailes de l’archange, ou ce manteau gonflé par le vent revêtu par Mithra sur toutes les tauroctonies.

Extraordinaire rencontre que cette figure emblématique à la fois de l'Ancien Testament, du Temple et de Mithra sur la porte même d’un ancien mithraeum. Comment, devant un tel témoignage, douter encore que le Temple puise ses racines dans les temps les plus reculés, qu’il n’est pas une invention du Moyen Age mais qu’il véhicule, en son temps et en son lieu, la chevalerie initiatique à la vocation double, matérielle et spirituelle à la fois, qui demeure, quels que soient l’époque et le milieu cultuel, l’apanage du petit nombre ? Comment laisser de côté, sous le prétexte d’une prétendue modernité, les sources auquel l’Ordre a lui-même puisé, d’où il a tiré sa force, sur lesquelles il a appuyé son caractère propre et les fondements de sa mystique ?

Melchisedech et Abraham

Bibliographie

Viviane DUTAUT : Les fresques de la crypte de la cathédrale d'Anagni : apocalypse pour le temps présent, éd. Bayard, 2003.

Coll. : La cathédrale d’Anagni : art-histoire-légende, Edizioni d’Arte Marconi, 1998

Gianfranco Ravasi : La crypte de la cathédrale d’Anagni : une petite chapelle sixtine souterraine, Edizioni d’Arte Marconi, 1995

Agostino Paravicini Bagliani : Boniface VIII : Un pape hérétique ?, éd. Payot, 2003