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Maubuisson, 14 septembre 1307

L’ordre d’arrestation des Templiers : un modèle de rhétorique juridique

Texte intégral de l’ordre d’arrestation des Templiers : http://www.templiers.net/accusateurs

Sceau de Philippe le Bel - 1285 (Paris, CHAN, section sigillographie)

La procédure employée pour mener à bonne fin l’arrestation des Templiers et la mise sous séquestre des biens d’une autorité aussi puissante que pouvait l’être encore en ce début de quatorzième siècle l’Ordre du Temple, exigeait des soins attentifs. Il était indispensable, et les conseillers de Philippe le Bel en étaient parfaitement conscients, de s’entourer de toutes les précautions. L’ordre était venu d’en haut, dûment scellé, daté de Maubuisson, le 14 septembre. Il avait atteint tous les bailliages et les sénéchaussées. G. Lizerand, dans son Dossier de l’Affaire des Templiers, publie in extenso le texte et la traduction du document adressé à « nos a(i)més et féaux le seigneur d’Onival, le chevalier Jehan de Tourville et le bailli de Rouen », Pierre de Hangest.

Une chose amère, une chose déplorable…

On ne peut qu’admirer, littérairement parlant, l’exorde empreint de pathos de ce tristement célèbre morceau d’éloquence : Res amara, res flebilis, res quidem cogitatu horribilis, auditu terribilis, detestabilis crimine, execrabilis scelere, abhominabilis opere, detestanda flagicio, res penitus inhumana, immo ab omni humanitate seposita… « Une chose amère, une chose déplorable, une chose assurément horrible à penser, terrible à entendre, un crime détestable, un forfait exécrable, un acte abominable, une infamie affreuse, une chose tout à fait inhumaine, bien plus, étrangère à toute humanité… » Le discours est vigoureux, superbement balancé avec ces redondances sur le mode ternaire qui caractérisent les meilleurs exemples de rhétorique cicéronienne. Tout est mis en œuvre pour emporter une adhésion d’autant plus aisée à obtenir qu’émanant de l’autorité royale, elle ne souffre aucun compromis. Rien n’est épargné, ni l’horreur de ce crime extra terminos nature, « qui dépasse les bornes de la nature », ni l’immensitas doloris, l’« immensité de la douleur » de l’« esprit raisonnable » (racionalis spiritus) qui souffre un inconcevable tourment devant une ignominie d’autant plus effrayante qu’elle apparaît perpétrée dans la plus totale inconscience. Ravalés au rang des bêtes de somme, et, pire ! des animaux sauvages qui se laissent gouverner par les instincts les plus bas, les Templiers, oublieux de la volonté spirituelle qui présida à l’institution de leur Ordre et de la dignité dont ils étaient comptables en tant que fils de Saint Bernard, se sont, dans leur folie, coupés véritablement de Dieu.

Rien n’est dit, mais tout est suggéré. Le ton est donné : il ne s’agit pas là d’initier n’importe quelle enquête, sur un chef d’accusation ordinaire mettant en cause un prévenu ordinaire, et l’attitude à observer, tout naturellement, n’aura rien d’ordinaire non plus. La violence des termes de l’exorde n’a d’égale que l’extrême pauvreté du fond mais l’ensemble est si adroitement mené qu’une sorte de cohérence perverse s’installe d’entrée, rendant a priori caduc tout questionnement : puisque la chose est tellement impossible à dire et même à concevoir, non seulement il devient naturel qu’on ne la dise pas, mais l’esprit même se rebelle contre la seule idée de la formuler. Pire, c’est l’accusé lui-même qui a fait naître contre lui cette vindicte aveugle, lui qui s’est coupé du seul droit à la clémence dont toute créature puisse se prévaloir en tant qu’enfant de Dieu : Dereliquit Deum, factorem suum, recessit a Deo salutari suo, Deum qui eam genuit reliquit, oblita est Domini creatoris sui : « il a abandonné Dieu, son créateur, il s’est séparé de Dieu, son salut, il a abandonné Dieu qui lui a donné le jour, il a oublié Dieu, son créateur ». L’autorité royale s’offre même le luxe, au terme de ce brillant morceau d’éloquence, du regret : Utinam…! « Plût au Ciel…! » Mais le regret se solde à bon compte : ce qui est fait est fait, ce qui n’a pas été fait ne l’a pas été, cela seul demeure qui reste à accomplir et doit être fait désormais sur la base de ces novissima, ces « données tout à fait récentes » sur lesquelles il convient aujourd’hui de s’appuyer pour réagir.

Un exorde bien conduit n’a pas pour objectif l’exposé du contenu du discours mais la mise en œuvre de tous les éléments susceptibles de rendre acceptable l’argumentation qui va suivre. Parmi ces éléments, l’aspect psychologique est bien entendu très important. Les destinataires sont parfaitement mis en condition : baillis, sénéchaux, officiers du roi, déjà acquis, par nature et par fonction, à des ordres émanant de l’autorité suzeraine, ils se trouvent pris d’emblée dans l’élan fougueux d’une phraséologie volontairement excessive et savamment cadencée dans la meilleure tradition des rhétoriqueurs. Comme enveloppé dans l’enroulement interminable de ce serpent verbal, leur mental est prêt à absorber l’énoncé, non moins violemment pathétique, des chefs officiels de l’accusation.

Les chefs d’accusation

Quels sont en effet les chefs d'accusation proférés contre l'Ordre dans la lettre de Philippe le Bel ? Bien peu de choses, et bien peu explicites. Si l'on pouvait quantifier la part qu'ils prennent dans le volume de la lettre, on pourrait l'évaluer à 10% à peine. L'auteur consacre infiniment plus de temps et d'énergie à hurler au scandale qu'à en exprimer la nature. En quelques lignes insérées au milieu du texte, la chose est bâclée. Ce qu'on met en accusation, c'est le mode de réception : le triple reniement de Jésus-Christ (ter abnegant), le triple crachement sur la croix (ter in faciem spuunt ejus), la triple honte du baiser obscène (in posteriori parte spine dorsi primo, secundo in umbilico et demum in ore) « premièrement au bas de l'épine dorsale, secondement au nombril et enfin sur la bouche », et, pour clore la liste de ces abjections, l'incitation aux pratiques homosexuelles à l'intérieur de l'Ordre, (illius horribilis et tremendi concubinus vicio) « le vice d'un horrible, d'un effroyable concubinat ». Quatre chefs d'accusation, tous concernant la seule cérémonie de réception des Templiers, tous soigneusement choisis pour rendre non seulement acceptable, mais véritablement inévitable, inéluctable même, l'acte salutaire par lequel, (propter gravitatem tantam negocii) « considérant l'extrême gravité de l'affaire », et (quia veritas de premissis alias plene repperiri non posset) « attendu que la vérité ne peut être pleinement découverte autrement », tous les membres de l'Ordre (sine exceptione aliqua) « sans exception aucune » allaient être arrêtés et déférés aux autorités ecclésiastiques tandis que leurs biens seraient mis sous sequestre.

Quatre chefs d'accusation amenés avec un art consommé de la rhétorique, trois d'abord, chacun assorti de trois facettes savamment réglementaires (triple reniement, triple crachement, triple attouchement), et un dernier, comme un sommet, un paroxysme, qui fait tomber sous le coup de la loi des hommes ceux qui déjà, par ailleurs, encourent la colère de Dieu. Et c'est là peut-être qu'apparaît l'extrême habileté des conseillers de Philippe le Bel, car les trois premiers chefs d'accusation, pour effroyables qu'ils puissent paraître aux hommes du 14ème siècle dont la vie morale était réglée de si près par l'Eglise, n'auraient pas suffi à justifier l'intervention de l'autorité royale. Il y fallait une charge qui marque l'infamie des membres de l'Ordre du point de vue de la société laïque, un grief susceptible de légitimer aux yeux des officiers royaux la mise en action du bras séculier. Non seulement les Templiers « osent contrevenir à la loi divine » (divinam legem tam nephandis ausibus), mais « ils ne craignent pas d'offenser la loi humaine » (humanam offendere non verentes). Et pour faire bonne mesure, Philippe le Bel assène comme une vérité d'autant plus incontournable qu'elle est invérifiable par de simples mandataires locaux, une prétendue connivence avec le Pape Clément sur la nécessité de trouver le moyen d'éclaircir définitivement la rumeur persistante qui condamne ainsi un Ordre tout entier. Le mensonge est de taille, et témoigne a contrario de l'extrême faiblesse de l'argumentation. Le Roi savait parfaitement qu'on ne procède pas contre un ordre entier de la même manière que lorsqu'il s'agit de quelques individus ou d'une secte notoirement hérétique.

Valeur juridique et impact psychologique

L'analyse d'un juriste comme Georges Roman est infiniment précieuse pour l'historien. Qu'en est-il en effet, juridiquement parlant, de la validité de l'ordre d'arrestation des Templiers d'une manière générale, et de l'argumentation qui le nourrit en particulier ? La réponse est nuancée. Oui, l'Inquisition, représentée par Guillaume de Paris, a compétence pour enquérir contre les fauteurs d'hérésie. Non, elle n'a pas le droit de procéder motu proprio contre les dignitaires ecclésiastiques, en particulier ceux des ordres religieux. Un autre point reste à examiner : la diffamation, point de départ nécessaire à toute intervention inquisitoriale, est-elle indubitablement avérée dans le cas de la procédure envisagée contre les Templiers ? Nul n'en saura sans doute jamais rien, et il faudra bien se résoudre, soit à ajouter foi aux allégations de Philippe le Bel, soit à accepter l'idée que les crimes aussi effroyables que mystérieux imputés aux Templiers étaient si notoirement connus qu'il n'était nul besoin de témoignages particuliers pour manifester au jour ce que la rumeur publique avait déjà largement contribué à faire paraître. En tout état de cause, Philippe le Bel semble avoir été parfaitement conscient de la précarité des fondements juridiques de l'ordre d'arrestation qu'il faisait envoyer dans tout le royaume. Pour pallier la faiblesse du fond, il n'a pas hésité à mettre dans la balance tout le poids de l'autorité royale, savamment valorisée par d'éminents rhétoriqueurs rompus aux subtilités de la diplomatie et de la psychologie, qui n'hésiteront pas à recourir au mensonge pour l'auréoler de la caution pontificale qui emportera l'adhésion.

Il est des moments particuliers où la littérature rejoint l’histoire, l’une et l’autre unissant leurs ressources pour atteindre mieux et plus profondément le but. L’ordre d’arrestation des Templiers n’est pas simplement un document administratif. Comme tel, peut-être n’aurait-il pas connu l’audience positive qui fut la sienne et l’histoire de l’Ordre du Temple, par suite, aurait été changée. Pour obtenir que ces religieux non soumis au pouvoir temporel qu’étaient les Templiers fussent effectivement arrêtés par des officiers laïcs, il fallait davantage qu’un ordre pur et simple, fût-il émané du souverain lui-même. En un siècle où l’autorité de l’Eglise s’étendait à tous les domaines de la vie, et même de l’après-vie, par le biais du poids moral dont elle revêtait la moindre des actions humaines, comment un laïc, fût-il roi, pouvait-il espérer être obéi contre le Pape ? Certes, l’attentat d’Anagni, quelques années auparavant, avait déjà mis en lumière la faiblesse effective de la souveraineté pontificale. Philippe le Bel le savait mieux que tout autre, lui qui avait tiré dans l’ombre les ficelles de cette diabolique manœuvre d’intimidation. Ce n’est pas un hasard si les hommes qui ont conçu la ruine de l’Ordre du Temple sont ceux-là mêmes qui conduisirent le Pape à une mort prématurée. Guillaume de Nogaret, l’un des plus acharnés des adversaires de l’Ordre, n’avait il pas encouru l’excommunication après l’affaire d’Anagni ? « Philippe le Bel avait osé s’en prendre, par la violence, à Boniface VIII ; il était le mieux placé pour s’en prendre, avec la même violence, aux instruments potentiels de la papauté, les ordres militaires. » Alain Demurger résume parfaitement la situation. On pourrait cependant nuancer le propos : s’il était le mieux placé pour mener une telle entreprise, le succès n’en était pas pour autant assuré. C’est toute l’intelligence du roi et de ses conseillers que d’avoir su utiliser aussi péremptoirement les ressources de l’éloquence pour compenser la faiblesse de l’argumentation par la puissance de l’impact psychologique du discours.

Quoi qu’on puisse penser des mesures prises par Philippe le Bel en ce 14 septembre 1307, on ne peut, en toute objectivité, que s'incliner devant l'habileté de cette harangue enflammée, si savamment conduite, qui a initié un processus d’une redoutable efficacité.