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Pierre du Liège

Commandeur de la Rochelle au 13ème s.

Il est bon, avant de commencer cette réflexion, de se dégager d’une erreur communément commise. Le commandeur de La Rochelle ne s’appelait pas de Liège, mais du Liège (ce que montre de toute évidence la version française médiévale : dau Liege, Daulege… où "dau" est la contraction de "de le"). Le lieu d’origine du Frère Pierre n’a donc rien à voir avec la Belgique. Il s’agit vraisemblablement d’une bourgade de Touraine située dans l’arrondissement de Loches (canton de Montrésor) : Le Liège.

Notre commandeur reprend donc dans ces pages son nom véritable : Pierre du Liège.

Ce nom de « du Liège » apparaît par ailleurs à plusieurs reprises dans les dépositions : il s’agit de Guillaume du Liège qui fut lui aussi commandeur de La Rochelle, mais dans les années terribles qui virent la chute de l’Ordre.

Aiôn et les Heures veillent sur la famille et/ou sur le lieu qui se perpétuent ainsi, de cycle en cycle, en une semblable mission.

La dalle funéraire

La dalle funéraire de Pierre du Liège, qui a été découverte en 1982 à l’occasion d’une campagne de fouilles dans la cour du Temple, se trouve aujourd’hui dans la cathédrale de La Rochelle, très exactement le long du mur de la première chapelle du collatéral nord.

La pierre, taillée dans le calcaire, est en assez mauvais état. Elle mesure 2m30 sur 1m. La gravure est usée par le temps, ce qui rend la lecture de l’épitaphe malaisée. Le personnage est représenté selon la coutume de l’époque, gisant, les mains croisées sur la poitrine. Le buste s’inscrit sobrement dans une ogive. Une grande croix grecque, imperceptiblement pattée, est gravée sur le manteau, au niveau du cœur.

La dalle est inscrite à l’Inventaire, mais non prétégée par les Monuments Historiques. On peut trouver la fiche, ainsi qu’une photo N&B, sur la base Mistral du ministère de la Culture.

Tombeau de Pierre du Liège (M.H.)

Dalle funéraire N° 1, tombeau du frère Pierre de Liège
cathédrale Saint-Louis, place de Verdun - 17300 Rochelle (La)
Emplacement : collatéral nord, 1ère chapelle
Historique : Dalle funéraire du 13e siècle du frère Pierre de Liège, commandeur du Temple de La Rochelle ; elle a été trouvée en 1982 à l'occasion des fouilles dans la cour du Temple.
Datation : 13e siècle
Inscriptions : épitaphe (gravée, partiellement illisible)
Dimensions en centimètres : 32 h ; 230 l ; 101 la
Thèmes : Personnage représenté en gisant, les mains croisées sur la poitrine
État de l'œuvre : état médiocre : cassures et pierre usée

L’épitaphe

Dalle funéraire - in J-Cl. Bonnin

Malgré quelques incertitudes dues au mauvais état de la gravure, l’épitaphe qui court autour de la pierre peut être approximativement transcrite. Les lettres entre crochets signalent les lacunes et apportent des propositions de résolution.

DE LEGIO NATVS FRATER PETRVS HIC [ ]
ESTO IVIT[ ] CVMPLEBIT TEMPORA VITE
ANNO MILLENO [ ] CENTENOQ[ ] VICENO
TER CVM [ ]O TVMVL[ ] HOC SITVS APTO

J-Cl. Bonnin, qui a étudié cette épitaphe dans son ouvrage « Les Templiers et leurs commanderies en Aunis, Saintonge, Angoumois », publié en 1983 aux éditions Rumeur des Ages, en donne la transcription et la traduction suivantes :

DE LEGIO NATVS FRATER PETRVS HIC TVMVLATVS
ESTO IVITE CVMPLEBIT TEMPORA VITE
ANNO MILLENO B[IS] CENTENOQVE VICENO
TER CVM [OCTAV]O TVMVLO [IN] HOC SITVS APTO

« Natif de Liège, frère Pierre est ici enseveli
A regret, je l’accorde, il a accompli le temps de sa vie,
L’an mil deux fois cent et trois fois vingt avec huit (1268)
Il se trouve en ce tombeau préparé par lui. »

Le style, un peu alambiqué, n’est cependant pas contraire aux habitudes des scribes de l’époque. Le latin en est plutôt châtié, qualité qui n’était pas si courante. D’emblée, on note cependant deux fautes bénignes, dues sans doute à une étourderie du graveur :

NADVS pour NATVS
CVMPLEBIT (il mènera à son terme) pour CVMPLEVIT (il a mené).

Des passages sont beaucoup délicats à lire, voire illisibles.

ESTO:IVITE

On ne voit pas très bien pourquoi, là où on attendrait TVMVLATVS EST (est enterré), on aurait l’impératif futur TVMVLATVS ESTO (sois enterré). Cela supposerait que le tombeau ait été préparé et gravé avant le décès du Frère Pierre du Liège, hypothèse qui, en tout état de cause, n’est guère envisageable, encore moins dans le cas d’un Templier obligé par la Règle à ne rien posséder en propre.

On se trouve de ce fait devant deux possibilités : soit le O a été gravé par erreur (encore une, mais pourquoi pas ?), soit il fait partie du mot qui suit.

Cette seconde option pose cependant plusieurs problèmes. Tous les mots de l’épitaphe sont séparés par trois points verticaux et, là, on en voit juste avant STO et juste après. Force est donc de conserver STO comme un mot à part entière.

STO

Vu le contexte, on peut écarter d’emblée « sto » (je me tiens debout ») du verbe stare.
Restent deux hypothèses :
abbréviation de SANCTO (saint)
ou de CHRISTO (mort en Christ)

S’il s’agit d’un saint (ou d’une fête liturgique), on doit trouver juste avant le nom du saint ou de la fête. Or, le mot qui précède, et que J-Cl. Bonnin a transcrit « hic tumulatus », est en réalité très difficilement lisible et laisserait entrevoir quelque chose comme :
DIE : op ITVIATV] + e : STO

Avis aux amateurs !

Mais le problème le plus grave concerne sans doute la lecture de la date du décès.

Un problème de date

Michelet I, 178, telle est l’unique référence à Pierre du Liège dans le procès de Paris.

Le lundi 13 avril 1310, Jean de Saint Benoît, précepteur de L’Isle Bouchard (Tours), âgé d’une soixantaine d’années, déclara avoir été reçu une quarantaine d’années plus tôt (donc vers 1270) à La Rochelle par P. de Legione, précepteur du lieu et à présent décédé. La cérémonie, selon la déposition, fut entachée de divers aspects scandaleux mis en lumière par l’accusation : reniement, crachement…

La déposition ne nous apprend pas grand-chose, sinon qu’elle nous précise l’époque du décès du commandeur qui ne pouvait intervenir qu’à partir des années 1270. La lecture par J-Cl. Bonnin de la date gravée sur la dalle funéraire,1268, peut à l’extrême rigueur correspondre, mais cela demeure insatisfaisant.

Milleno(bis)centeno

La réponse réside peut-être dans la lecture de l’épitaphe.

ANNO : MILLENO : B[IS] CENTENO : Q’ VICENO + TER : CVM : [OCT]O

Dans l’hypothèse de J-Cl. Bonnin, on lit : mille - deux fois cent - trois fois vingt - plus huit, soit 1268.

Mais il est une autre hypothèse qui, avec les mêmes mots, consisterait à lire : mille - deux fois cent - trois fois vingt plus huit, soit : 1284.

Du point de vue de la langue, il n’y a pas plus de difficulté à lire l’une que l’autre, l’expression latine étant très alambiquée en elle-même.

Un sceau bien curieux

C’est encore l’ouvrage de J-Cl. Bonnin qui donne le sceau de Pierre de Liège. Le livre référence en la matière, « Les Sceaux templiers » de Paul de Saint-Hilaire » n’en parle pas.

C’est un curieux sceau dont on ne connaît a priori aucun autre exemplaire. On y voit gravé un personnage en robe longue (femme ou homme ?) assis, de face, en amazone sur un taureau marchant, une patte levée, vers la droite ; un voile tenu de la main droite passe par dessus la tête du cavalier et rejoint presque l’autre main, dessinant un demi-cercle. La figure est inscrite dans un large ovale au contour bien marqué.

On a pu penser à l’imagerie mithriaque, mais cette scène est bien connue par ailleurs : il s’agit de l’enlèvement d’Europe. L’image-symbole a été abondamment reprise dans toute l’Antiquité, depuis Hésiode jusqu’à Ovide et Lucien de Samosate.

enlèvement d'Europe

« Zeus s’élança vers la mer, la jeune fille sur son dos, et se mit à nager ; et elle, terrorisée par ce qui lui arrivait, s'accrochait de sa main gauche à une corne pour ne pas glisser tandis que, de l'autre main, elle agrippait son voile gonflé par le vent. »

L’histoire que Lucien met dans la bouche de Zéphyr, cristallise en quelques mots la base de l’iconographie de l’enlèvement d’Europe, telle qu’elle apparaît, plus de mille ans plus tard, sur le sceau du commandeur de La Rochelle.

Et c’est bien dans l’histoire d’Europe que nous pouvons aujourd’hui tenter de retrouver la raison d’être d’un tel choix.

Europe était la fille du roi de Sidon, Agénor. Le terrible événement que la légende retient comme un enlèvement, se résuma en réalité à un superbe voyage de noces béni par les dieux de l’Olympe, « depuis la Phénicie jusqu’en Crète ». Là, Zeus reprit sa forme divine et conduisit la fiancée dans l’antre de Dicté.

« La Crète t’accueillera bientôt ; c’est elle qui m’a nourri ; c’est là que se célébreront tes noces. De là naîtront d’illustres fils, qui tous, parmi les hommes qui sont sur cette terre, seront des porteurs de sceptre. »

Le poème de Moschos, pourtant si éloigné de la sobriété de style de Lucien, résume parfaitement lui aussi la finalité de l’histoire. Dans ses deux derniers vers, trois mots choisis symbolisent le parcours de la vie de la femme : « kourè », « nymphè », « mètèr », la jeune fille, la fiancée, la mère. Sur ce parcours veillent tout naturellement « Horai », les Heures, le Temps.

C’est là que se fait véritablement le lien avec la tradition mithriaque. La position bien connue de Mithra sur son taureau ne diffère guère de celle d’Europe : il est sur le dos du taureau, d’une main il agrippe de la main gauche le mufle de la bête et sa cape gonflée par le vent dessine un demi-cercle derrière lui. Deux détails cependant diffèrent : il n’est pas assis de face sur la bête, mais la chevauche en acrobate, un genou ployé, l’autre jambe allongée sur l’échine, et, par ailleurs, de sa main droite, il tient un poignard dont la pointe pique le cou du taureau.

A comparer les deux images, si semblables dans le fond, ressort la dualité originelle : d’un côté la femme, passive, paisible, et de l’autre l’homme, actif et surtout prêt à l’action. D’un côté la femme qui puise sa sagesse dans l’émotion (ici la confiance qu’elle met dans l’apparente douceur de l’animal), et l’homme qui donne l’impression d’être le maître de ses actes mais qui, comme Mithra, tourne la tête en arrière vers le Soleil pour quêter le feu vert.

L’histoire d’Europe est placée sous la garde des Heures, le Temps au féminin dans son aspect quotidien, multiple et vivant. Celle de Mithra se place sous la terrible figure d’Aiôn, le Léontocéphale, à tête de Lion, le corps enserré dans les spires du serpent, les signes du zodiaque dessinés sur son corps sur le trajet de la kundalini : le Temps mâle, le grand Temps, celui des cycles et des ères, (les « éons »).

Enlèvement d’Europe ou tauroctonie, c’est la même histoire qui se raconte, celle de la vie au féminin comme au masculin : kourè-nymphè-mètèr, kouros-nymphos-patèr.

Telle se présente aussi la progression initiatique mithriaque :
Le premier des sept degrés est le korax, le corbeau, dont la racine est la même que « kouros ».
Le deuxième est en latin le « nymphus ».
Le dernier le « pater ».

Et pour revenir au sceau de notre commandeur rochelais :

L’un des symboles qui, dans la mosaïque d’Ostie dite de Felicissimus, hélas à demi effacée, est attribué au « nymphus » est le voile, dessiné en arc-de-cercle comme le peplos d’Europe et la cape de Mithra.

Nymphus détail

Ceci observé, la question demeure :

Pourquoi un chevalier du Temple a-t-il préféré faire graver sur son sceau la figure féminine de l’initiation ? Parce que l’Ordre tout entier tient dans la main de Notre-Dame, « qui était au commencement et sera, si Dieu plaît, à la fin » ? Parce que les Templiers sont les fils de la Mère, qui s’illustrent parmi les chevaliers « terrestres » par la part spirituelle, traditionnellement classée comme féminine ? Parce que le sens de l’ascèse templière, puissamment exprimée par le sceau équestre de l’Ordre, est de travailler à manifester l’aspect féminin dans le masculin, la paix dans la guerre, la grandeur dans l’humilité ? A mener et se laisser mener ? En tout cas à rechercher, à préserver, à transmettre, à faire passer d’une rive à l’autre la sagesse oubliée, la lumière qui, symboliquement, vient d’Orient.

La Grèce d’aujourd’hui garde encore la Mémoire, qui a fait graver sur la pièce de 2 euros (la dualité), l’image de l’enlèvement d’Europe…

Pièce grecque de 2 €

Bibliographie

J-Cl. Bonnin : « Les Templiers et leurs commanderies en Aunis, Saintonge, Angoumois », éditions Rumeur des Ages, 1983.

Les autres ouvrages régionaux sur le Temple ne parlent pas de cette dalle qui fut découverte seulement en 1982.