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Le silence

Harpocrate - 4ème s. av. J-C. (Fondation Gulbenkian, Lisbonne)

"Mets le doigt de ta main droite sur tes lèvres et dis :
Silence Silence Silence, symbole du dieu vivant, incorruptible, protège-moi, Silence" (Rituel mithriaque - Papyrus de Paris)

Le doigt sur les lèvres, geste anodin qu'on fait presque sans y penser quand le besoin s'en fait sentir, geste universel que chacun comprend d'instinct, même le plus jeune enfant, est aussi le geste rituel de toutes les traditions dont les Egyptiens, dans leur sagesse, ont fait l'apanage d'un dieu : Harpocrate.

La place du silence dans la Règle du Temple

On ignore si, dans l’Ordre du Temple historique, il y avait une période de probation dite "de silence," mais la Règle en divers endroits s’attarde sur la prescription du silence.

Chapitre 13. « Que les frères disent leurs oraisons en silence, simplement, sans crier ; celui qui parle haut détourne les autres frères de leurs prières. »

Chapitre 15. « L’apôtre dit : « Manduca panem tuum cum silentio », c’est à dire, « Mange ton pain en silence ». Et le psalmiste ajoute : « Posui ori meo custodiam », c’est à dire : « Je mets une garde à ma bouche », ce qui veut dire : « Je pense ne pas faillir avec ma langue », ce qui veut dire encore : « Je garde ma bouche afin de ne pas mal parler ».

Chapitre 16. En tout temps, pour le dîner et le souper du couvent, qu’il soit lu la sainte leçon, si cela peut-être. […] Le lecteur qui lit la leçon vous enseigne à garder le silence dès qu’il commence à lire.

Chapitre 23. Quand les frères sortent des complies, aucune permission ne doit être donnée pour parler publiquement, à moins d’une grande nécessité. Mais que chacun s’en aille sagement et en paix dans son lit. S’il a besoin de parler à son écuyer, qu’il lui dise ce qu’il a à lui dire bellement et en paix. Mais si, par aventure, le jour n’a pas suffit à accomplir le travail et qu’il ait besoin de parler pendant les complies, pour une grande nécessité ou pour les besoins de la chevalerie ou pour l’état de la maison, nous entendons que le maître ou une partie des frères anciens qui ont à gouverner la maison après le maître, puissent parler convenablement, et nous demandons que ce soit fait de cette manière.

Chapitre 24. Car il est écrit : « In multiloquio non effugies peccatum », c’est à dire que « trop parler incite au péché ». Et en autre lieu : « Mors et vita in manibus lingue », ce qui veut dire : « La mort et la vie sont au pouvoir de la langue ». A celui qui parle, nous défendons, en toute manière, les paroles oiseuses et les vilains éclats de rire.

Chapitre 42. Bien que toutes les paroles oiseuses soient connues généralement pour être un péché, que devront dire ceux qui s’en glorifient, devant Jésus-Christ, le juge suprême, nous démontrons ce que dit le prophète David : « Obmutui et silui a bonis », c’est à dire que « l’on doit se garder même de bien parler et observer le silence ».

La recommandation du silence concerne donc :
• la prière communautaire.
• les grands repas (dîner et souper, c’est-à-dire midi et soir).
• la lectio divina, c’est-à-dire le moment lors des repas où un frère désigné fait la lecture à voix haute à la communauté d’un extrait de la Règle, de l’Ancien ou du Nouveau Testament ou d’un Père de l’Eglise.
• Depuis le dernier office de la journée jusqu’au premier office du lendemain.

On constate à la lecture de ces quelques articles de la Règle que le silence n’est pas une obligation absolue dans l’Ordre du Temple, mais une forte recommandation. Le service en effet doit toujours prendre le pas sur la théorie de la Règle et il est des cas où le travail de l’Ordre rend nécessaire de s’exprimer oralement. Il est demandé cependant aux frères, dans ces cas-là, de s’astreindre à parler « bellement », c’est-à-dire à n’utiliser que l’aspect positif de la parole, car celle-ci véhicule une énergie qui, si elle n’est pas maîtrisée, peut se révéler négative voire destructrice.

La parole en effet, outre le fait de détourner les autres de l’attention qu’ils doivent porter à ce qu’ils font, possède un véritable pouvoir de vie et de mort dont il faut apprendre à user avec grande précaution. Le plus grand bien comme le plus grand mal peut venir de la parole non maîtrisée. Il faut donc apprendre à ne pas trop parler pour ne pas risquer de faire le mal en parlant. Mais savons-nous toujours faire la différence entre le bien et le mal, pouvons-nous être certains des implications et des conséquences de nos paroles ? C’est ainsi qu’à l’extrême, il faudrait même se garder de bien parler, et plutôt, chaque fois qu’il se peut, observer le silence.

La période de silence dans les mouvements traditionnels

Tous les mouvements initiatiques connaissent la vertu du silence et y recourent, sous une forme ou sous une autre. Dans beaucoup de mouvements traditionnels, le néophyte est soumis à une période de silence dont la durée et les modalités peuvent varier mais qui correspond à une même connaissance de l’âme humaine et des comportements humains.

Ainsi tous les apprentissages, de quelque nature qu’ils soient, comportent naturellement cette posture silencieuse, faute de quoi ils ne pourraient pas atteindre leur but.

Il ne s’agit pas en effet d’empêcher de parler, mais d’obliger à écouter. Il s’agit d’une période de développement et d’écoute, où l’on apprend à attendre avant de parler, à s’imprégner avant de s’exprimer, à respecter et non se mettre en avant. Période d’adaptation qui permet d’apprendre à se situer par rapport aux autres et aux circonstances.

Le silence procède aussi de la confiance. L’entrée dans une école ou dans un Ordre répond à un acte de confiance mutuelle entre ceux qui accueillent et celui qui est accueilli. Le silence ainsi vécu permet d’expérimenter la notion pythagoricienne de l’allos ego, c’est-à-dire de l’autre considéré comme identique à soi-même : l’apprentissage de l’écoute est avant tout l’apprentissage du respect.

Les Pythagoriciens connaissaient la même recommandation du silence et du « parler bellement » que les Templiers du Moyen-Age. Ils en avaient fait le premier degré de leur école, celui des Akousmatiques (de akouô : écouter). L’initiation antique avait même fait du silence un dieu, Harpocrate, représenté sous la forme d’un adolescent debout, un doigt posé sur les lèvres, ou d’un tout jeune enfant dans les bras de sa mère, Isis, comme l’Enfant-Jésus dans les bras de Marie dans la statuaire chrétienne.

Dans les mouvements traditionnels où les membres ne sont pas des moines mais des laïcs obligés de ce fait de vivre dans le monde, le silence ne peut naturellement être exigé ni même recommandé aussi fortement que dans un Ordre religieux. C’est de là sans doute que vient cette « période de silence » que les Ordres placent au début de l’affiliation de leurs membres.

Faire silence correspond à une véritable posture mentale, positive non seulement pour soi mais aussi pour les autres, car elle peut poser question et donc faire réfléchir. Ce type d’apprentissage vaut pour toutes les situations et dépasse le cadre strict de l’école ou de l’Ordre auquel appartient le néophyte.

Quand on entre dans un mouvement initiatique, on accepte de diminuer pour laisser grandir en soi quelque chose. Le silence ainsi vécu ne se résume pas à l’absence d’expression mais ouvre le champ à une réception intérieure après la réception rituelle. Toute parole qui ne s’exprime pas à l’extérieur rebondit à l’intérieur. C’est comme un jeu de miroirs qui nous donne la possibilité de mieux nous connaître et d’expérimenter qu’il faut savoir se taire pour se donner la chance de parler juste.

Entrer dans un Ordre, commencer un apprentissage, est un acte important qui demande de faire en soi une « mise en ordre ». Lorsqu’on entre dans un mouvement qui pour soi incarne l’idéal, la période de silence donne le temps de voir si on est bien en harmonie. Pourtant, il y a quelque chose de paradoxal dans le fait qu’au moment juste où on commence une démarche, on soit obligé de se taire, donc de s’arrêter. C’est le signe tangible qu’on est en train de prendre un nouveau départ, de changer de sens.

On entre en effet dans un autre temps, et cela passe par un retournement vers l’intérieur. La période de silence permet d’apprendre à écouter les autres, à écouter ce qui se passe au dehors et à s’écouter soi-même autrement. Il faut se faire vide pour espérer pouvoir être rempli, accepter de se déconstruire pour espérer se reconstruire. La période de silence n’est pas un temps mort, mais un temps de décantation avant l’œuvre, un temps de préparation à l’action.

Cette période est considérée comme si importante que c’est seulement à l’issue de ce temps de silence que le néophyte peut être pleinement admis.