Accueil > Aux sources du Temple > Saint Barthélémy, patron des Templiers d’Auvergne

Saint Barthélémy, patron des Templiers d’Auvergne

Saint Barthélémy et les Templiers de La Garde Roussillon

On ignore à ce jour sous quel patronage se trouvait placée la chapelle templière de La Garde Roussillon, dans le Cantal. L’autel du XVIème siècle retrouvé dans la chapelle porte l’Agneau Mystique, mais ceci ne constitue guère une véritable indication dans la mesure où l’Ordre des Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem, en prenant la suite de l’Ordre du Temple en 1311, en a placé presque toutes les églises sous le patronage de Saint Jean Baptiste. Tout près de là, l'église de Jabrun, qui dépendait du Temple, lui a été dédiée, mais une statue de Saint Barthélémy est cependant présente dans le chœur. Le curé de Chaudes-Aigues, qui dessert actuellement la paroisse de Jabrun, a bien voulu apporter une réponse à notre interrogation : la fête patronale de la paroisse est aujourd'hui encore le 24 août, le jour même de la Saint-Barthélémy.

L'ombre de Saint Barthélémy flotte autour de La Garde. Qu’en était-il du temps des Templiers ?

Chapelle de La Garde Roussillon (photo M. Vigouroux)

Eglise de Jabrun (photo M. Grumberg)

Les reliques de Saint Barthélémy à la commanderie du Puy

La commanderie principale de cette région d’Auvergne était celle du Puy, ville qui était le point de départ de la branche orientale du chemin de Saint-Jacques. Il existait au Puy une commanderie templière, fondée vers 1170, placée sous le patronage de Saint Barthélémy, et une commanderie hospitalière, fondée vers 1150, sous la dénomination de Saint-Jean-la-Chevalerie. Après la dissolution de l’Ordre du Temple et la réunion de ses biens à l’Ordre des Hospitaliers, Saint Barthélémy devint une annexe de la commanderie de Saint-Jean-la-Chevalerie.

Son importance a décru avec le temps. Au XVème siècle, l’église n’était plus qu’une chapelle desservie par un recteur, au début du XVIIème, un oratoire où l’on ne disait plus la messe que deux fois par an. Néanmoins, le lieu demeura vivant par la piété populaire qui n’a cessé de s’y manifester. En effet, les pèlerins se pressaient pour vénérer les reliques qu’on y conserve précieusement, dans un petit coffret d’argent : un morceau du bras de Saint Médard, une petite pierre “ayant vertu pour le mal d’yeux”, mais, surtout, des fragments du crâne de l’apôtre Saint Barthélémy.

A. Chaurand, dans son très intéressant ouvrage sur les Carmes et les Templiers du Puy1, nous donne une description de l’église Saint-Barthélémy du Puy d’après un document de 1616 :

Commanderie Saint-Barthélémy du Puy (aquarelle de Léon Lambert)

« … Nous sommes entrés dans ladite chapelle, laquelle nous avons trouvé avoir quinze cannes de long et quatre de large ; le chœur, séparé d’une muraille de pierre. Dans le chœur, il y a un autel en entrant à côté de l’entrée d’iceluy. Dans la nef, sur une arcade, il y a une tribune dans laquelle il y a un autre autel de pierre (…) au dessus duquel (…) est l’image de Saint Barthélémy relevée en bosse… »

Qui est donc cet apôtre sous l’égide duquel les Templiers, curieusement, ont voulu placer leurs maisons du Velay ?

Saint Barthélémy, apôtre du Christ

De Saint Barthélémy, les Évangiles ne nous donnent que le nom. Saint Jean ne le mentionne pas. De son histoire, nous ne savons rien, sinon qu’il est toujours inscrit en sixième position dans la liste des Douze, après Simon-Pierre, André, Jacques, Jean et Philippe. L’Évangile de Matthieu lie expressément Philippe et Barthélémy, tandis que Marc et Luc énumèrent les disciples sans les grouper entre eux.

Barthélémy se trouve inclus en outre dans la liste donnée dans les Actes des Apôtres au moment de l’épisode du Cénacle. Parmi les Onze réunis dans la Chambre Haute après la crucifixion, nous trouvons en effet, en septième position cette fois, l’apôtre Barthélémy.

Jean, nous l’avons vu, ne fait pas mention de Barthélémy. À sa place, au voisinage direct de Philippe qu'il désigne comme celui qui l'amène au Maître, il désigne un autre disciple, tout aussi énigmatique car Jean est le seul a en faire mention : Nathanaël. Ce Nathanaël est celui qui a dit de Jésus : "De Nazareth, peut-il sortir quelque chose de bon ?", et dont le Christ a dit : "Avant que Philippe ne t'appelât, quand tu étais sous le figuier, je t'ai vu." C'est lui néanmoins qui, le premier, reconnaîtra la véritable mission de Jésus : "Rabbi, tu es le Fils de Dieu, le roi d'Israël." Au dernier chapitre de l’Évangile de Jean, qui relate l'apparition au lac de Tibériade après la résurrection, Nathanaël sera nommé le troisième parmi les sept apôtres présents.

L'ambiguïté n'a pas échappé aux exégètes. A partir du IXème siècle, une tradition tenace assimile Barthélémy et Nathanaël. Au début du XVIIème siècle, un certain J. Robert consacrait un volume entier à la démonstration du fait que Barthélémy et Nathanaël ne faisaient qu'un. En fait, et ce sont les très sérieux Révérends Pères Bénédictins qui le disent, "rien ne s'oppose à ce que le fils de Tolmaï ait eu Nathanaël comme nom personnel." A l'époque des Templiers, donc, l'identification des deux apôtres est tenue pour un fait acquis, de sorte qu'en étudiant l'un, nous ne pouvions nous abstenir d'évoquer l'autre.

Qui était Barthélémy ?

Le nom de Barthélémy vient de l'araméen Bar Tolmaï, qui signifie fils de Tolmaï, par l'intermédiaire du grec Bartholomaios. En grec, le mot tholos désigne un édifice en forme de coupole, une rotonde. Les Templiers, qui avaient dès leur origine élu domicile dans les abords du Temple de Salomon, gardaient très présente l'image du Dôme qui leur rappelait le Dôme du Rocher et l'Anastasis de Jérusalem. Ils en avaient fait en quelque sorte le blason de l'Ordre en frappant à son effigie les sceaux des Grands Maîtres. Tolmaios, par ailleurs, est un adjectif signifiant le hardi, l'entreprenant. Un tel qualificatif convient tout particulièrement à une commanderie située au départ d'un chemin de pèlerinage…

Si les Évangiles canoniques ne nous donnent guère d'indications sur la vie et la personnalité de Barthélémy, les apocryphes et les ouvrages gnostiques sont beaucoup plus diserts. Nous y apprenons que c'est lui qui, le premier, apporta dans l'Inde l’Évangile de Matthieu. Que recouvrait exactement le mot Inde ? A l'époque, il existait trois Indes : celle qui correspond globalement au continent indien actuel, la région de l'Arabie Heureuse et l'Abyssinie ou Royaume du Prêtre-Jean.

Une tradition copte fait de lui un Égyptien, descendant des Ptolémées. Les Arméniens racontent qu'il a évangélisé leur pays avec Saint Thomas et Saint Jude. Les Éthiopiens gardent mémoire de son périple dans leurs terres, où il aurait rencontré Saint André. Les Indiens, eux, conservent vivace le souvenir d'avoir été mis en contact avec le christianisme grâce à l'évangile hébreu de Mathieu que leur aurait apporté Saint Barthélémy.

C'est en Arménie que l'apôtre trouva le martyre, sous le roi Astyagès. Celui-ci le fit écorcher vif, puis décapiter. Ses reliques connurent un sort incertain. La première translation du corps eut lieu à Dara, en Mésopotamie. De là, les reliques seraient arrivées miraculeusement dans l'île de Lipari. En l'an 1000, le corps fut déposé à Rome, dans l'île du Tibre, sous le maître-autel de l'église dédiée sous le vocable de Saint-Barthélémy-en-l'Ile. La tradition templière, nous l'avons vu, en a recueilli quelques fragments, qu'elle a déposés à Saint-Barthélémy du Puy.

La Saint-Barthélémy

Selon les liturgies, le jour consacré à la fête de Saint Barthélémy a beaucoup varié. Saint Jérôme le place le 13 juin, date où l'on commémore aujourd'hui un autre personnage très important du point de vue traditionnel, Saint Antoine de Padoue. L'Eglise latine, quant à elle, le célèbre le 24 août qui est, nous l'avons vu, le jour de la fête patronale de Jabrun. Nous n'évoquerons que pour mémoire la sinistre nuit du 24 août 1572 qui vit le massacre de centaines de Protestants. Pour finir sur une note plus sereine, sachons que c'est, - la coïncidence ne manque pas de grâce -, le 23 août 1995 que la première messe fut célébrée dans la chapelle de La Garde après sa restauration.

Le martyre de Saint Barthélémy : un très ancien symbole

Le Moyen Age, puis la Renaissance, n’ont pas hésité à représenter le martyre de Saint Barthélémy. Les magnifiques sculptures du sarcophage de D. Pedro, l'époux infortuné d'Inès de Castro, la Reine Morte de Montherlant, dans la nef de l'abbaye cistercienne d'Alcobaça, au Portugal, racontent dans le détail la vie et le martyre de l'apôtre. Les dernières scènes le montrent, écorché, portant le couteau de son supplice et sa peau au bout d'un long bâton. Les artistes baroques affectionneront le symbole et mettront tant de réalisme dans la représentation que nombreux seront ceux qui les taxeront de mauvais goût et qu'on reviendra peu à peu à une vision plus modérée des choses.

Pierre Le Gros : Saint Barthélémy (Basilique du Latran)

L'écorchement était un supplice assez peu répandu dans le monde romain et ceci montre bien que l'apôtre termina ses jours dans un pays de civilisation de type oriental. Au-delà du supplice proprement dit, dont la seule pensée est difficilement soutenable, essayons, comme les hommes du Moyen Age de procéder par analogies pour en appréhender le symbolisme profond.

Écorcher, c'est ôter l'écorce. C'est, pour reprendre l'expression de Saint Paul, dépouiller le vieil homme pour faire apparaître l'homme nouveau. Cette nouvelle naissance, le Maître lui-même en avait instruit longuement Nicodème et ce passage de l’Évangile, où certains voulaient voir une allusion aux incarnations successives, avait beaucoup gêné les commentateurs. De ce point de vue, la valeur spirituelle du thème de l'écorchement est transparente.

Pour les Templiers, qui ne pouvaient pas méconnaître le symbolisme que nous venons d'évoquer, l'image de l'écorce était en outre extrêmement parlante, car elle appartenait au rituel même de réception dans l'Ordre. Souvenons-nous : « Beau frère, vous requérez bien grande chose, car de notre Ordre vous ne voyez que l'écorce qui est au-dehors. L'écorce, c'est que vous nous voyez avoir de beaux chevaux et de beaux harnais, et bien boire et bien manger, et avoir de belles robes, et il vous semble ainsi que vous y seriez bien aise. Mais vous ne savez pas les rudes commandements qui sont par-dedans : car c'est rude chose que vous, qui êtes sire de vous-même, vous vous fassiez serf d'autrui… »

Exotérisme - ésotérisme, telle est la fondamentale ambiguïté de toute expression de la Tradition. Le symbole de l'écorce, et a fortiori de l'écorchement, invite à une vision plus pénétrante des choses, au prix d'un effort qui n'est pas exempt, bien souvent, de douleur.

Écorchement et décollation : deux symboles pythagoriciens

Les Anciens avaient aussi leur Saint Barthélémy : il s'appelait Marsyas. Pour avoir voulu rivaliser avec Apollon, le dieu de la Lumière et de la Musique, il avait été condamné lui aussi à être écorché vif. Les Grecs avaient, sinon l'âme tendre, du moins le goût de l'élégance et du raffinement, et le mythe n'a pas connu une grande popularité. C'est, nous le comprendrons aisément, dans les milieux traditionnels qu'il fut surtout mis en scène, et particulièrement chez les Pythagoriciens.

Le supplice de Marsyas (photo Alinari)

Parmi les peintures qui ornent la voûte de la nef gauche de la Basilique Pythagoricienne de la Porte Majeure, à Rome, deux représentent l'histoire de Marsyas, attaché à un arbre en attente d'être écorché par un esclave scythe tandis qu'Apollon, assis, joue de la lyre. Le satyre avait en effet défié le dieu qui avait eu beaucoup de mal à triompher avec sa lyre du merveilleux flûtiste qu'était Marsyas. Sa vengeance avait été terrible car il l'avait fait écorcher vif, avant de pendre sa peau dans une grotte de Phrygie qui répondait au nom sinistre de Melainai, la noire. Un peu plus loin, sur la même voûte de la basilique, Agavê exécute auprès d'une Ménade une danse orgiastique, tenant une épée dans la main droite et dans sa main gauche la tête coupée de son propre fils, Penthée. Celui-ci avait voulu, dissimulé entre les branches d'un pin, assister aux danses des Thébaines et sa mère, le prenant pour une bête sauvage, l'avait tué de ses propres mains.

Escorcier, d’où vient la forme actuelle, signifiait en ancien français écorcher ou raccourcir. Écorchement et décollation, les deux symboles jumeaux du martyre de Saint Barthélémy sont réunis ici, dans un lieu tout entier consacré à la symbolique rituelle des Pythagoriciens. Si les Templiers ont perpétué le souvenir de Marsyas à travers Saint Barthélémy, ils ont conservé celui de Penthée sur le revers de certains de leurs sceaux, ceux-là mêmes auxquels on attribue une connotation gnostique. Quant à Saint Jean-Baptiste, il unit dans sa vie et son martyre l'écorchement, car la Tradition rapporte qu'il n'avait pour tout vêtement qu'une peau de bête, à la décollation exigée par la fille d'Hérode.

Dans la double dévotion des habitants de Jabrun à Saint Jean-Baptiste, patron de leur église, et à Saint Barthélémy, patron de la paroisse, la même ambiguïté s'est poursuivie au long des siècles, s'enfonçant de plus en plus dans l'inconscient collectif qui reste peut-être le plus sûr garant de la pérennité des choses cachées.

D’Hercule au Roi Pêcheur, toutes les expressions de la Quête

Sur la façade de l’église Saint-Barthélémy du Puy, A. Chaurand signale, encastrée dans le mur, une curieuse statue d’Hercule barbu tenant une massue. L’œuvre, de facture relativement récente, ne remonte guère au-delà du XVIIème siècle. Mais que vient donc faire à l’entrée d’une église du XIIème, templière de surcroît, ce demi-dieu païen ? Quelle antique tradition a-t-elle pu perdurer dans la mémoire des hommes pour que, lors même qu’on n’a pas eu de scrupule à démolir le portail d’origine de la chapelle, on ait tenu à perpétuer un souvenir pour le moins insolite ?

Les vieux récits de la mythologie murmurent à la mémoire… Hercule et ses douze travaux, héros archétypique de la Queste, qui se verra élevé au rang des Dieux au terme de la périlleuse Aventure où la gloire voisine sans cesse avec la souffrance… Hercule qui cheminait, éternel pèlerin, revêtu de la peau du Lion de Némée… Hercule qui mourra dans d’atroces douleurs lorsque sa propre femme, Déjanire, trompée par les dernières paroles du perfide Nessus, le revêtira d’une tunique empoisonnée pour avoir été préalablement trempée dans son sang… Hercule/Jean-Baptiste, Hercule/Barthélémy… Aller revêtu d’une peau autre que la sienne, se dépouiller de sa propre peau : tel est le point commun à tous ces représentants du grand pèlerinage à l’Étoile que sont toutes les Questes.

Hercule revêtu de la peau du lion de Némée

Au XIIème siècle, la Tradition occidentale, sous l’inspiration, entre autres, des Chevaliers du Temple, cristallisera l’éminent symbole dans une figure particulière que les péripéties de l’Aventure, plus faciles à suivre pour l’esprit, conduiront souvent à laisser de côté. Au centre de la Quête du Graal, en effet, se trouve la figure énigmatique du Roi-Pêcheur, personnage ambigu, aux multiples identités. On le retrouve sous différentes appellations au long des récits du Graal : c’est tantôt Bron, le gendre de Joseph d’Arimathie, le premier Roi-Pêcheur ; tantôt le Roi-Hermite, le Roi Pellès ou le Roi Méhaignié.

Hermite, le Roi-Pêcheur l’est, certes, en tant qu’héritier spirituel de la lignée des Pères du Désert, ceux qui peuplèrent au IVème siècle, autour de Saint Antoine le Grand, la Thébaïde et ces confins de l’Éthiopie que la Tradition fit évangéliser par Saint Barthélémy. Car désert, en grec, se dit eremos, d’où vient le nom générique d’ermite. Hermite aussi, le Roi Pêcheur, en tant qu’Adepte de la Haute Science, fils d’Hermès le Trois-Fois-Grand.

Méhaignié… Ce très vieil adjectif, fabriqué sur le substantif mehaing, d’origine obscure, apparaît pour la première fois dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Il signifie mutilé, estropié, blessé dans le corps et dans l’âme. Comme Barthélémy, comme Marsyas, Hercule, Jean-Baptiste ou Penthée, le Roi Pêcheur est un Roi Souffrant, à l’image du Christ crucifié sur la Croix. Paralysé, mutilé dans sa capacité de reproduction par un coup de lance, il est à la fois souffrance et attente de délivrance, et sa seule nourriture est l’hostie que génère le Graal.

Le Roi Méhaignié

Mais c’est peut-être le nom de Pellès qui parle le plus clairement encore à l’esprit vigilant. Pellès, directement issu du latin pellis, la peau… L’image de Saint Barthélémy écorché portant comme un étendard sa propre peau repasse dans la mémoire. Et l’on pense à Jason, qui, pour avoir bravé l’haleine empoisonnée du dragon, a pu enfin s’emparer et se revêtir de la Toison d’Or ; à Hercule se tordant de douleur sous le feu de la tunique de Nessus et qui, dans un sursaut ultime, accède à l’immortalité ; à Marsyas, qui se laisse dépouiller atrocement de son enveloppe charnelle pour accéder enfin aux suprêmes harmoniques de la lyre d’Apollon. Images terribles, bien propres à dissuader le dilettante dans cette Quête où c’est l’être tout entier qui s’immerge, sur les trois plans, de trois-fois-misérable qu’il est, sur les traces du Trois-Fois-Grand.

Jason et la Toison d’Or

Le Roi du Graal est à la fois Hermite, Pellès et Méhaignié. Parce qu’il ne saurait en être autrement.

L’abbaye de Nil et Barthélémy de Grottaferrata

Il est d’autres Saint Barthélémy que l’Apôtre, et parmi eux, un éminent personnage que l’on ne connaît guère dans la mesure où il n’apparaît jamais qu’à côté d’un plus grand que lui : Saint Nil, fondateur de l’abbaye de rite byzantin de la banlieue romaine connue sous le nom de Grottaferrata.

Comme Saint Nil, Barthélémy était natif de Rossano en Calabre. Plus jeune que lui, il se mit très tôt à l’école de son compatriote qui mourut en 1004, et devint même, par la suite, son biographe. Dans les années 1020, il fut élu abbé de Grottaferrata, devenant ainsi le troisième successeur de Saint Nil.

Son rôle dans l’établissement et la direction particulière de la communauté de Grottaferrata fut absolument déterminant. C’est sous son abbatiat que l’abbaye devint un véritable foyer de science et d’art et acquit le rayonnement qu’on lui connaît jusqu’aujourd’hui. C’est sous lui aussi que fut dédiée l’église, en 1024, et on lui attribue généralement les deux mosaïques du XIème siècle qui y subsistent encore. Nombre de précieux manuscrits y furent recopiés de sa main et bien des Commentaires sur l’Ecriture sont dus à son intelligence très subtile et à sa remarquable érudition. Sa renommée de sagesse était si grande qu’il fut pendant de nombreuses années le conseiller des Papes et joua un grand rôle dans la gestion des relations alors extrêmement difficiles et complexes entre l’Eglise d’Orient et celle d’Occident. L’abbaye de Grottaferrata demeure aujourd’hui encore un îlot de paix et de tolérance entre catholicisme et orthodoxie. Catholique, mais de rite byzantin, la communauté de Saint Nil et de Saint Barthélémy témoigne depuis des siècles de la puissance de l’alchimie secrète qui préside aux mariages dans l’Esprit.

Saint Barthélémy mourut le 11 novembre 1065. Vénéré presque aussitôt comme saint parmi les moines de son abbaye, il sera officiellement canonisé plus de cinq siècles plus tard. Il est devenu le patron secondaire de Grottaferrata où une mosaïque ancienne le représente en compagnie de Saint Nil.

De la grotte ferrée à la prison au sein de laquelle le premier Roi Pêcheur, Joseph d’Arimathie, reçut du Graal lui-même la Substantielle Nourriture, à la lyre d’Apollon, brochant comme une grille sur le corps martyrisé de Marsyas, que dire, que penser… ? Laisser aller l’esprit, peut-être, jusqu’aux barreaux de la cage d’une lionne, et se donner la chance de voir tout doucement s’enchevêtrer dans une même image, se relier, s’apprivoiser, s’organiser et enfin se tresser en un écossais mystique tous ces reflets épars de l’unique Réalité.

Un prolongement inattendu du symbole au 18ème s. : La Lionne de William Beckford

La Tradition est une, on ne le dira jamais assez et toutes les occasions d’en prendre conscience sont des grâces qu’il faudrait se garder de manquer. William Beckford, personnage énigmatique, écrivain, esthète et grand collectionneur, dont l’activité occulte s’étendit sur les décennies qui précédèrent et suivirent la Révolution Française, a laissé pour témoignage particulier de cet aspect secret de sa vie deux très courtes œuvres qui n’ont jamais été publiées de son vivant, faute de données sans doute pour en comprendre le sens et la portée. Ce sont deux lettres, fictives bien sûr, relatives à des faits qui se sont passés dans les années 1780 et remaniées une cinquantaine d’années plus tard, peu de temps avant sa mort. L’une d’elles, la plus longue, a pour titre Mysterious Visit. L’autre a pour titre, The Lioness, la Lionne…

Ce sont souvent, chez William Beckford, les notes de bas de page qui procurent au lecteur attentif les quelques éléments qui lui permettront de trouver des clefs susceptibles d’ouvrir les yeux sur d’autres niveaux de compréhension. The Lioness ne fait pas exception à la règle.

L’histoire est à ce point extraordinaire qu’on l’a totalement négligée, certain de n’y voir qu’une mystification sans intérêt. Au cours d’une promenade dans les Jardins du Roi (l’actuel Jardin des Plantes), William Beckford passe devant une cage où une lionne fait les cent pas. Un étrange dialogue à base de modulations s’engage entre l’homme et l’animal, qui se couche, apaisé. Le gardien, conquis, fait entrer l’Anglais dans la cage. Il en ressortira indemne après avoir eu, avec cette lointaine descendante du Lion de Némée, des échanges tout à fait amicaux. La lettre se clôt sur l’assurance que cette expérience ne serait pas sans lendemain et qu’il comptait fermement retourner aussi souvent que possible auprès de « sa Majesté Léonine », pour reprendre son expression. A la suite de la dernière page, cependant, on trouve une note, apparemment ajoutée beaucoup plus tard :

« Je me suis rendu au moins vingt fois après cela au Jardin du Roi, et j'ai été reçu invariablement par la lionne avec les témoignages d'affection les plus manifestes. Avant mon retour à Paris venant d'Espagne, en 1788, elle m'a reconnu à l'instant-même où j'apparus devant elle. Le même gardien me précéda dans la même cage, où elle gisait couchée auprès de sa portée. Il souleva un des petits et le déposa dans ma main, tandis qu'elle regardait avec la plus extrême aménité. Je le caressai avec une affection sincère, je le rendis moi-même à sa mère, qui montrait des signes d'approbation et manifestait même l'intention de me lécher la main : une faveur, cependant, que j'eus l'honneur de décliner, le gardien m'ayant raconté qu'il avait reçu jadis lui-même cette très rugueuse, quoique flatteuse, marque d'estime, et qu'il n'avait jamais voulu qu'elle se répète : la peau de sa main en avait été proprement arrachée. »

« His hand has been fairly excoriated. » To excoriate : écorcher, arracher la peau… Le texte se clôt sur ce mot, au terme d’une anecdote qui n’ajoute rien à l’histoire, une scène similaire ayant été soigneusement relatée dans le corps de la lettre. Qu’en est-il donc de cette flatteuse distinction accordée par la Lionne derrière son « boudoir à barreaux », comme William Beckford appelle, non sans humour, la cage qui fut le théâtre de cet exploit ? Si l’histoire avait été vraie, les chroniques du temps, friandes d’anecdotes piquantes, s’en seraient fait l’écho, or aucune gazette, aucun almanach ne mentionne quoi que ce soit à ce sujet. Singulière faveur, qu’on ne doit aborder qu’avec la plus extrême prudence et qui jamais ne se répète.

Qu’il suffise de préciser que le terme employé par William Beckford pour désigner les petits de la Lionne est « cubs », un mot qui s’emploie tout particulièrement pour les louveteaux… et de rappeler que le nom même de l’Écosse, terre de Tradition, répète doucement à l’oreille de l’esprit : écosser, ôter l’écorce… Nous sommes ici dans le monde incertain d’au-delà le miroir, un monde qu’il appartient à chacun, selon son désir, de s’aventurer à explorer, le monde étrange de la tradition.


  1. A. Chaurand : Les Carmes et les Templiers du Puy, Le Puy 1944.