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Les lendemains de Saint-Jean-d'Acre : la fusion des deux Ordres

Depuis longtemps, la présence d’un royaume chrétien en Terre Sainte, déjà réduit à sa plus simple expression, suscitait de graves préoccupations. Deux lettres successives de Nicolas IV, en date du 30 septembre et du 1er octobre 1288, appellent la chrétienté et en particulier le roi de Chypre à la vigilance concernant « la toute petite parcelle de la Terre Sainte qui reste aux Chrétiens » (Terre Sancte particulam que christianis restat).

Le débarquement des Croisés à Saint-Jean-d’Acre

Dégradation de la situation

Aux soucis d’ordre militaire vient s’ajouter au début de l’été 1290 une « inondation de la mer » (inundationibus maris), nous parlerions aujourd’hui d’un tsunami, si grave qu’elle détruisit totalement l’église saint Domestri (sic). Les difficultés de la vie en Terre Sainte sont prises en compte par le Pape, soucieux de maintenir son armée dans sa meilleure forme. C’est ainsi qu’en mai 1291, alors même que le siège d’Acre avait commencé depuis un mois (mais la nouvelle n’en était pas encore parvenue en Occident), il autorise les Templiers d’outremer à faire une entorse à la Règle : en raison de la cherté du poisson pour le carême de la Saint-Martin, il leur accorde la permission de manger de la viande de mouton et du fromage. Par ailleurs, à la même époque, il appuie auprès du patriarche de Jérusalem la demande des Templiers concernant un lieu appelé Casteville dans le diocèse d’Acre. Il s’agit d’un lieu habité et fortifié mais à présent détruit et désert, que les Templiers «&nbsp:mus par un sentiment de piété » (pio ducti affectu) souhaitent reconstruire pour la sécurité des voyageurs.

Mais la situation ne cesse de se dégrade en Terre Sainte. Fin mars 1291, une lettre à tous les fidèles annonce la chute de Tripoli et décrète la clôture du passage général. Le 28 mai, le glas sonne pour la présence des Francs en Terre Sainte. Saint-Jean-d’Acre est tombée après un siège de près de deux mois. Déjà réduit à sa plus simple expression, le royaume de Jérusalem n’est plus désormais qu’un souvenir. N’en subsiste désormais que la minuscule île de Ruad (aujourd’hui Arwad), en face de Tortose (Tartous), occupée par les Templiers depuis le milieu du 12ème s. et qui va résister jusqu’à l’automne 1302. Les survivants sont emmenés au Caire en captivité. La dernière tête de pont qui permettait encore des incursions militaires sur la côte syrienne est perdue.

Le siège d’Acre

Chypre est désormais l’ultime état latin. Son roi, Henri II, avait reçu la couronne de Jérusalem, un titre honorifique mais qui témoignait de la volonté des Francs de se maintenir en Terre Sainte. Depuis la chute d’Acre, les Templiers avaient établi leur quartier général à Limassol, sur la côte sud de l’île. Les Hospitaliers quant à eux s’étaient installés à quelques km de là, dans leur château de Kolossi. Les deux Grands Maîtres étaient ainsi à même de se concerter sur l’avenir de la présence franque au Moyen-Orient.

Appel à la croisade

Une lettre des premiers jours de janvier 1289 demande aux Prêcheurs et aux Ermites de Saint Augustin de recommencer à prêcher la croisade. Mi-février 89, dans un courrier adressé au patriarche de Jérusalem, il exhorte une nouvelle fois à la prédication de la croisade et rappelle les promesses de grâces et d’indulgences pour ceux qui prendront la croix et participeront à la défense d’Acre, soldats ou simples habitants. En septembre 1290, il envoie son légat en Hongrie pour y prêcher la croisade au cas où les Infidèles se feraient menaçants. Le 1er août 1291, après la chute d’Acre, Nicolas IV enverra plusieurs lettres enjoignant de prêcher la croisade. Chacun y répond de son mieux. De riches particuliers, par exemple, ont fait des donations, comme Blanche, fille de Saint Louis, veuve du roi de Castille Ferrand, qui, en mars 1290, a accordé sur ses biens propres une somme d’argent pour le secours de la Terre Sainte.

L’appel à la croisade réapparaît avec force dans une lettre du Pape datée du 1er août 91. Le prochain passage est reporté à la Saint-Jean-Baptiste 1294. Les lettres s’adressent à tous les archevêques et à leurs suffragants, aux Frères Mineurs de la Marche d’Ancône, aux Ermites de Saint Augustin. Ce même jour, il écrit au Prieur de l’Ordre des Prêcheurs en France de nommer 40 frères avec pour mission de « prêcher la croix » pour le secours de la Terre Sainte. Même instruction est donnée au prieur général des Ermites de Saint-Augustin. Mais cet appel n’est pas toujours reçu avec enthousiasme. Fin mai 1291, le Pape est obligé d’écrire au podestat et au conseil de Terracine pour leur demander, sous peine d’une amende de 1000mars d’argent, de cesser d’entraver le départ de croisés en leur interdisant l’entrée de la ville et donc l’embarquement.

L’appel à la croisade ne lésine pas sur les moyens. Fin août 1291, c’est le roi de France qui est sollicité par le Pape pour contribuer à la croisade afin d’effacer la honte pour la chrétienté de la prise d’Acre. « Proh dolor ! » (ô douleur), « Heu ! » (hélas). Incendie, dévastation, carnage, captivité pour les fuyards, Nicolas IV n’épargne pas le pathos pour convaincre. Comment le roi pourrait-il esquiver ses responsabilités alors que le Christ est mort pour lui ? S’il ne prend pas lui-même la croix, qu’il contribue financièrement en payant la dîme promise par son père, car il faut prendre sa part, et le faire vite.

Entre temps, le 23 août, Nicolas IV avait écrit une longue lettre aux évêques de Gênes et de Venise portant interdiction pour dix ans de faire tout acte de commerce avec l’Egypte, siège du califat, sous peine des plus graves sanctions. Dès 1289, il avait écrit à tous les rois d’Orient pour les exhorter à embrasser la foi catholique afin de mieux défendre la Terre Sainte. Il réitèrera en 1291 et le fils d’Argon, roi des Tartares, par exemple, va demander le baptême. Entre temps, Saint-Jean-d’Acre est tombée.

Peu à peu le silence se fait sur le projet de croisade. Le Pape reprend les affaires habituelles, s’attachant à régler de vieux problèmes (Pise, la Sicile, l’Aragon…), s’occupant des procès en cours comme celui du duc de Carinthie et du comte du Tyrol. Les mois passent. Le 23 janvier 1292, une lettre à tous les fidèles informe que tous ceux qui prendront la croix pour la défense du royaume d’Arménie « cerné au milieu de nations perverses » bénéficieront « de privilèges, d’indulgences, et de grâces » et d’une aide s’ils manquent de moyens pour ce faire. En février, le Pape écrit une longue lettre au roi d’Angleterre pour lui demander (lui redemander) une contribution financière à la croisade qui va nécessiter un contingent nombreux et des galées en suffisance. La chose cependant n’ira pas de soi : les ministres anglais ne cessent de mettre des bâtons dans les roues pour empêcher l’Eglise de recevoir les subsides et le Pape se verra obligé d’interpeler le roi qui ne semble pas réagir avec un grand zèle à ses objurgations. Au printemps 1292, le Pape revient à la charge et obtient que la dîme des rentes et provendes ecclésiastiques d’Angleterre, d’Ecosse, d’Irlande et de Galles soient affectées à la Terre Sainte pour six années. Cent mille marcs esterlins sont aussitôt remis aux représentants du Saint-Siège. La suite restera problématique.

Mais cette incitation pressante à s’impliquer financièrement pour le secours de la Terre Sainte aura un effet pervers : des hommes se prétendant du Temple, de l’Hôpital et d’autres ordres hospitaliers, se mettent à exercer un véritable racket en Provence et le Pape est obligé d’intervenir.

Les préparatifs de guerre

Les mesures préparatoires se succèdent. En septembre 1289, le Pape remet au patriarche de Jérusalem 4.000 livres tournois afin qu’il puisse procéder à la remise en état de la muraille et des fossés d’Acre, à la construction de machines de guerre, au rachat des captifs. A la même époque, pour répondre à la demande des ordres militaires et des Prêcheurs, il décide d’affréter 20 galées avec hommes et matériel à Acre sous le commandement du capitaine français Jean de Grilli. Un an plus tard, dans un autre courrier, il donne les pleins pouvoirs dans son domaine au capitaine des galères dans la gestion de la croisade et porte à dix ou douze le nombre des navires à mettre à sa disposition. Pour ce faire (et pour nul autre objet, précise-t-il) il alloue 30.000 florins au patriarche de Jérusalem. Copie de ces lettres est adressée au roi de Chypre, au seigneur de Tyr, aux maîtres des trois Ordres militaires et, naturellement, à Jean de Grilli. Vingt autres galées sont armées à Venise, prêtes à partir sous le commandement de Jacques Tepuli. L’évêque de Tripoli est sollicité à hauteur de 2.000 florins d’or. Le roi de France, quant à lui, tarde à verser la dîme et plusieurs courriers successifs lui sont adressés par le Pape pour le rappeler à l’ordre. Après la chute d’Acre, dans une lettre du tout début 1292, on apprend que d’autres galères sont en cours de construction sous la responsabilité du capitaine Vital Torzevalli. Le 23 janvier, il mande au maître du Temple de tenir prêtes les galées affrétées par le Saint-Siège pour le secours de l’Arménie. Le capitaine, Roger de Thodinis d’Ancône, en reçoit l’ordre en même temps de son côté.

Le 23 août 1291, le Pape écrit à Philippe le Bel : la cité d’Acre, ô douleur, vient de tomber (civitas Acconensis venit, proh dolor ! noviter in ruinam) ! La description qu’il fait de cette défaite est dramatique à dessein. Il s’agit d’amener le roi à participer sans attendre à l’effort de guerre. Le Pape lui rappelle le noble élan qui avait fait voler ses ancêtres au secours de la Terre Sainte. Tous ceux qui ont connaissance de la situation outre-mer sont d’accord : il faut envoyer de toute urgence des forces navales, des galées, pour intimider l’ennemi et tenter de reprendre position dans les ports des anciens Etats Latins. Le lendemain 24 août, Nicolas IV se fait plus précis et plus insistant. Il rappelle au roi la foi de son père, Philippe le Hardi, qui, à 25 ans, avait pris la croix et suivi son propre père, Saint Louis, à la croisade. Il évoque aussi la dîme levée sur le clergé français pour le secours de la Terre Sainte sur le modèle de la dîme saladine, instituée en 1188, se gardant de rappeler que cet impôt avait dû être supprimé un peu plus tard compte tenu de son impopularité. Le 24 août 1291, il adresse une lettre aux évêques de Paris et de Spolète pour leur demander d’insister auprès du roi de France afin que, s’il ne prend pas la croix, il rétablisse au moins la dîme concédée par ses pères. Le 25 enfin, il écrit une deuxième lettre à ces deux évêques pour qu’ils disent à Philippe que, s’il accepte de lui reverser la dîme, il sera libéré de ses propres dettes (spirituelles sans doute).

Les Allemands du Saint-Empire, eux aussi, rechignaient à obtempérer si l’on en croit une lettre de ce même Nicolas IV en date de 1288, mais ce sont les Anglais qui sont les plus réticents. Le 13 août 1289, Nicolas IV adresse au roi d’Angleterre un courrier lui demandant d’écouter avec attention l’affligeant témoignage sur l’état de la Terre Sainte que lui apportent les émissaires des Prêcheurs, de l’Hôpital et du Temple. Le 30 il lui annonce la venue en Angleterre d’un citoyen de Gênes, Biscarale de Gisulfo, chargé par Argon, le roi des Tartares, de trouver une solution dans l’affaire de la Terre Sainte. Il sera obligé de réitérer un an plus tard. Les relations entre le Pape et le roi d’Angleterre sont souvent énigmatiques. Alors qu’il ne répond pas, ou avec mauvaise grâce aux demandes répétées du Saint-Siège, il lui envoie en mars 1291, une chape, un dessus d’autel, une pièce de soie et un anneau d’or serti d’une émeraude.

Mais qu’importent les atermoiementsi ! il s’agit de convaincre car il y a urgence. Nicolas IV revient et revient encore sur la nécessité d’armer une flotte et, d’une manière générale, sur les besoins financiers inhérents à ce type d’entreprise. En août 1290, des croisés venus de Fabriano, au diocèse de Camerino, près d’Ancône, sont prêts à s’embarquer. Le 29 mars 1291, les choses se précisent. Suspendu en raison du siège et de la chute d’Acre, le grand passage est fixé au jour de la Nativité de Saint-Jean Baptiste de l’année 1293. Les évêques et archevêques reçoivent mission d’intensifier la prédication.

L’union du Temple et de l’Hôpital

Jacques de Molay pour sa part n’avait pas abandonné le projet d’une nouvelle croisade. En 1293, un an après son accession à la grande maîtrise, il quitta Chypre pour un long périple en Europe afin de ranimer le zèle pour le secours de la Terre Sainte et de préparer les soutiens indispensables, tant matériels que financiers. Les réactions étaient mitigées. Les Ordres militaires avaient sensiblement perdu de leur prestige depuis la chute d’Acre et, de plus en plus, l’idée de fusionner les deux Ordres, templier et hospitalier, prenait corps. Un homme de Dieu aussi convaincu (et convaincant) que Raymond Lulle, qui avait passé quelques mois chez le Grand Maître à Limassol pour des raisons de santé et qui ne pouvait ignorer combien ce dernier était hostile à ce projet de fusion, n’hésita pas cependant à s’en faire le défenseur dans son ouvrage politique majeur, le Liber de Fine, publié à Montpellier au printemps 1305. Il y exposait l’idéal du Rex bellator, un roi guerrier, maître d’un nouvel Ordre issu du Temple et de l’Hôpital unifiés et futur roi de Jérusalem.

L’idée n’était pas nouvelle, mais elle n’avait jamais été aussi péremptoirement défendue ni menée aussi loin. Dès avant la chute d’Acre, quelques-uns en parlaient déjà, mais sans éveiller l’enthousiasme. Le Saint-Siège lui-même, sans ignorer cette hypothèse, ne la partageait pas, du moins officiellement. Cependant, le 16 août 1291, le Pape demande à l’archevêque de Spolète de convoquer un synode provincial sur le sujet de la fusion des Ordres. Deux jours plus tard, le même courrier est envoyé à l’archevêque de Narbonne. Il fait partir en même temps une série de lettres adressées au précepteur du Temple de Rome ainsi qu’à tous les précepteurs des maisons qui en dépendent. Le 22 août, il envoie au prieur des Hospitaliers de Venise un courrier pour lui demander de réunir un chapitre provincial afin de débattre de l’union de l’Hôpital et du Temple, et de lui faire part des résultats.

La fusion des Ordres

C’est tout l’intérêt de cette lettre adressée par le Pape Nicolas IV le 18 août 1291 à l’archevêque de Narbonne, Gilles Aycelin de Montaigu. Acre était tombée depuis seulement deux mois. Thibaud Gaudin, successeur du maître Beaujeu qui avait trouvé la mort lors du siège, réussit à partir pour Chypre avec Jean de Villiers qui, depuis 1285, présidait aux destinées des Hospitaliers. A une date incertaine et pour des raisons tout aussi hypothétiques, il céda la place au nouveau maître du Temple, Jacques de Molay, qui cependant n’était pas encore officiellement en place et ne le serait probablement qu’en avril de l’année suivante.

Lettre de Nicolas IV à l'archevêque de Narbonne - 18 août 1291 (Gallica)

La lettre, publiée sur Gallica dans la collection des Bulles des Papes pour les années 1291-1329 (n° 110), est datée exactement du 18 août 1291. Compte tenu de l’état du manuscrit dont l’encre est, on le voit, effacée en maints endroits, il n’est pas possible d’en donner la transcription mais, par chance, cette lettre ne fut pas unique. Dans les Registres de Nicolas IV : recueil des bulles de ce Pape publiés par Ernest Langlois dans les années 1880-90, et disponibles sur Gallica, on trouve à la p. 903 le texte d’une lettre datée d’Orvieto, le 18 août 1291, qui de toute évidence correspond à la précédente.

Transcription de la Bulle du 18 août 1291 (Gallica)

On y apprend qu’il s’agit d’une nécessité des plus urgentes (urgentissima necessitas) qui impose de tout mettre en œuvre (modos varios et diversos) pour maintenir la présence chrétienne en Terre Sainte. De là découle la décision d’user d’autorité (auctoritate) pour amener les « bien-aimés » (dilectos) frères de l’Hôpital et ceux du Temple de Jérusalem à « l’unité d’un ordre unique » (ad unius ordinis unitatem). Le sujet sera mis à l’ordre du jour du prochain concile spécial qui se tiendra à Lyon et, en attendant, Nicolas IV demande à l’archevêque de réunir rapidement un concile provincial sur ce projet (super hoc concilio diligenti).

Quelque vingt ans plus tôt, en 1274, un grand concile général s’était tenu dans la capitale des Gaules, auquel s’étaient rendus les deux grands maîtres. Le khan des Tartares d’Occident, Abaga, y avait délégué seize ambassadeurs. Si la question de la Terre Sainte n’était pas primordiale dans l’ordre du jour de ce concile surtout axé sur le mode d’élection des Papes, on observe qu’elle faisait néanmoins partie intégrante des préoccupations de l’Eglise. Quant au concile annoncé par Nicolas IV, nous n’en avons pas trouvé trace. Lui-même est décédé en avril 1292, ce qui, semble-t-il, a coupé court à ce projet de fusion. Par ailleurs, si quelques auteurs évoquent un concile à Lyon en 1297 sous la présidence de Boniface VIII, leurs dires sont battus en brèche par d’autres qui arguent du fait que ce Pape ne vint jamais en France. Pour le concile prévu à Narbonne, il eut lieu en réalité à Béziers en octobre 1299 sous la houlette de Gilles Aycelin, mais la question de l’union des Ordres ne semble pas y avoir été évoquée.

La nouvelle de la chute d’Acre ne semble pas avoir été réellement répandue en Europe avant la mi-août 1291. Cependant, le 28 juillet 1291, deux mois après la chute d’Acre, la Pape nomme le frère André Mathias procurateur pour la maison du Temple de Jérusalem en remplacement du maître Guillaume de Beaujeu, décédé lors du siège, qui l’avait explicitement désigné pour cette charge. Les lettres de Nicolas IV, toutefois, n’en font explicitement mention que deux semaines plus tard. Le 13 août il annonce officiellement à toute la chrétienté la nouvelle de la prise d’Acre et manifeste sa volonté de lancer une nouvelle croisade pour reprendre pied en Terre Sainte. Le 16 août il écrit à l’archevêque de Spolète pour lui demander de réunir un synode pour réfléchir à l’union du Temple et de l’Hôpital. Mais deux jours plus tard, dans la lettre qu’il adresse à l’évêque de Milan et qui reprend parfois mot pour mot celle qui fait l’objet de cette étude, il n’est à aucun moment fait mention de ce projet de réunion des Ordres. Le Pape appelle à la réunion d’un concile provincial, mais seulement pour réfléchir à la meilleure manière de récupérer la Terre Sainte.

Les indulgences

L’année 1292 sera rythmée entre autres par des courriers accordant des indulgences pour divers pèlerinages. L’immense majorité de ces indulgences concerne les églises et les couvents des Frères Mineurs. Ce sont eux qui sont à cette époque chargés de combattre l’hérésie et cette faveur n’est peut-être pas sans rapport. Les Ordres militaires quant à eux sont relativement peu touchés par ces mesures.

Déjà en 1289, les mêmes indulgences avaient été accordées aux pèlerins qui se rendraient à l’église Sainte-Marie de Castro de Cefines, au diocèse de Leon en Espagne, qui relevait du Temple. La même année, ce sont les pèlerins qui se rendent à la chapelle du Temple de La Selve dans le Rouergue qui bénéficient d’indulgences, puis ceux qui se rendent à l’église du Temple de Paris huit jours consécutifs au 15 août et au jour de l’anniversaire de la dédicace de l’église. La chapelle de la commanderie Saint-Barthélémy du Puy-en-Velay fera aussi l’objet d’indulgences en septembre 1290. Fin 1290, des indulgences sont accordées pour l’église de la commanderie du Temple de Vichy. En mars 1291, c’est la commanderie de Sienne qui fait l’objet de la délivrance d’indulgences pour les fêtes de Saint Nicolas et Sainte Agathe. Début 1292, le Pape accorde des indulgences pour la Semaine Sainte à l’église Saint-Paterne du Temple de Ceprano, au diocèse de Veroli près de Frosinone. Le 7 mars, une bulle concerne l’église de la commanderie du Temple de Milan à l’occasion des fêtes de sainte Marie et de sainte Catherine.

Pour l’Hôpital, ce sont les églises des commanderies d’Acre, de Gênes, de Nébian au diocèse de Lodève, qui bénéficieront de ce privilège. Au printemps 1291, des indulgences sont décrétées pour l’Hôpital de Chanonat au diocèse de Clermont, celui de Saint-Laurent-du-Var, celui de Chieti, près du quartier de Guardia, dans les Abruzzes, celui de Montpellier. Celui de Saint-Inglevert dans le Pas-de-Calais, en butte à l’hostilité, est placé sous la protection du Saint Père.

Un certain nombre de dispenses et avantages sont accordés à des églises d’Angleterre, en partie peut-être pour stimuler la générosité du roi. Il faut dire que celui-ci se faisait tirer l’oreille au point que, après plusieurs rappels à l’ordre, Nicolas IV le menaça de faire procéder d’autorité à la collecte des dîmes pour le secours de la Terre Sainte, précisant qu’il pouvait encore éviter le scandale. Un an plus tard, des indulgences seront affectées à l’église de la commanderie italienne « de Inconio Paduanae ».

Nicolas IV et les Ordres militaires

Il est intéressant de rappeler que l’un des premiers décret de Nicolas IV, quelques semaines seulement après son élection, fut de confirmer les privilèges et autres indulgences accordés à l’Ordre du Temple par ses prédécesseurs. Il réitèrera un an plus tard, le 5 juin 1289. On sait que les Templiers possédaient à Acre, outre leur maison-mère, la Voûte, différentes possessions. Une lettre de Nicolas IV du 22 avril 1288 fait état d’une maison avec ses dépendances qui leur avait été vendue du temps de son prédécesseur Honorius IV par les frères de l’ordre de la Pénitence de Jésus-Christ appelés aussi les frères du Sac dont l’ordre venait d’être supprimé. Début janvier 1289, il confirme la donation faite en 1244 aux Templiers d’Allemagne et de Slavonie des villes de Sulenzhit (Sulecin, à la frontière polonaise), Langevelde (entre Gand et Anvers) et autres. Par une lettre de la mi-décembre 1289, le Pape intervient pour faire attribuer aux Templiers l’ancienne maison de ces même frères à Verdun.

Cette même année, il prend conseil auprès des Ordres militaires concernant la succession de Bohémond, prince d’Antioche et comte de Tripoli, qui est mort sans enfants. Au début du mois d’octobre 1290, le Pape n’hésite pas à contredire le patriarche de Jérusalem en dégageant les Ordres militaires de Terre Sainte de la contribution qu’ils lui devaient. Quelques semaines plus tard, il confirme les privilèges qui leur avaient été concédés au titre de la croisade. Fin février 1291, il autorise les trois Ordres militaires à affecter le tiers de leurs revenus en-deçà des mers pour la Terre Sainte. Mais la nouvelle de la prise d’Acre commence à modifier l’assise des Ordres militaires en Europe. Fin septembre, Le duc de Slavonie, seigneur de Stettin à la frontière polonaise, fait main basse sur les possessions du Temple en Allemagne et Slavonie de sorte que Nicolas IV est contraint de le frapper d’excommunication. Le procurateur du Temple, André Mathias, envoyé en médiateur, ne réussit pas à le faire plier. A la mi-janvier 1292, Nicolas IV confirme tous les privilège accordés au Temple par les Papes précédents, y compris l’exemption des redevances dues en faveur des nonces apostoliques et des dignitaires ecclésiastiques hormis les cardinaux.

Cependant les relations du Pape avec les Ordres militaires n’étaient pas toujours cordiaux. Le 21 août 1288, Nicolas IV enjoint aux Templiers et aux Hospitaliers de restituer des biens qu’ils occuperaient abusivement en Sicile. Quelques jours plus tard, il menace de frapper d’excommunication les personnes et d’interdit les églises des trois Ordres établis en Terre Sainte (les Templiers, les Hospitaliers et les Teutoniques) s’ils refusent de plier à l’autorité du légat du Pape. L’année suivante, il lève l’excommunication encourue par les Templiers de Castille et Leon à cause de leur rôle au temps de la discorde entre le roi Sanche et son père. Nicolas IV, fin septembre 1290, va même jusqu’à passer outre les privilèges du Temple en autorisant un frère, Pierre de Parlagiis, à quitter l’Ordre « mû par certaines raisons qui faisaient que, par scrupule de conscience, il ne pouvait plus y demeurer » (cum in ordine suo ex certis causis absque conscientiae scrupulo remanere non posset). Cette déclaration résonne tragiquement quand on pense à certains articles du futur Procès. Ce frère, au mépris de la Règle qui stipulait qu’on ne pouvait quitter l’Ordre que pour entrer dans un Ordre plus sévère tel que celui des Chartreux, fut transféré chez les Bénédictins. Pourtant, moins de deux semaines plus tard, ce même Pape enverra un courrier incendiaire à l’archevêque de Mayence pour fustiger ces « fils d’iniquité » qui osent détourner à leur profit les aumônes et autres legs concédés aux Ordres militaires pour la croisade : « damnable témérité », « scandale pour les fidèles », « grave préjudice pour la Terre Sainte », « excès de présomption », les mots ne sont pas assez durs pour condamner ces spoliateurs, et par le fait souligner implicitement la grande estime en laquelle on doit tenir ces Ordres. Le 28 juillet 1291, le Pape Nicolas IV interdit formellement aux Templiers de Rome d’aliéner leurs biens sous quelque forme que ce soit. Les Hospitaliers ne sont pas oubliés dans ces recadrages : fin 1290, le Saint-Siège dénonce l’usurpation par eux de châteaux et de villes du Comtat Venaissin et les somme de justifier leurs prétentions.

L’action de Nicolas IV

Ce Pape, qui ne présida au devenir de l’Eglise qu’à peine 4 ans, se trouva plongé dans le tourbillon qui accompagna la fin des Etats Latins. Il n’a pas ménagé sa peine pour promouvoir la croisade, travailler aux préparatifs de guerre, trouver les financements. Sans négliger ses autres tâches (et elles étaient nombreuses), il n’a cessé de faire courrier sur courrier pour sensibiliser l’Europe chrétienne (à l’exception de la péninsule ibérique, en butte à sa propre guerre contre les Musulmans), secouer l’inertie et même souvent la mauvaise volonté des rois. C’est lui qui prit la responsabilité de formuler en clair le projet de réunir les deux Ordres militaires et de mettre en place des conciles et synodes pour étudier ce délicat sujet. Si ce projet n’a pas eu de suite, ce n’est pas seulement parce que Nicolas IV décède en avril 1292. Lorsqu’on observe les dates, on voit bien que l’affaire n’a duré que quelques jours. Il n’en sera plus jamais question après sous son pontificat.

Acre aujourd'hui