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Les Templiers vus par un de leurs contemporains

Armoiries de Jérusalem

Rares sont les témoignages de ceux qui ont réellement connu l'Ordre du Temple, qui ont vu à l'œuvre les Chevaliers et qui peuvent, en conscience, faire la différence avec ce qu'ils ont observé par ailleurs tant dans le domaine religieux que séculier. Jacques de Vitry n'est pas un historien au sens scientifique que nous prétendons donner à ce terme aujourd'hui. C'est un chroniqueur, un témoin. Il écrit non seulement ce qu'il voit mais aussi ce qu'il ressent. Il parle. Il nous parle. Ecoutons-le.

Jacques de Vitry, historien des Croisades

Jacques de Vitry est né pour certains à Reims, pour d’autres à Vitry-sur-Seine ou à Argenteuil, entre 1160 et 1170. Il est mort à Rome en 1240. Chanoine, il vivait à Oignies dans le diocèse de Liège sous la règle de Saint Augustin, une règle très proche de celle des Templiers. Prédicateur enthousiaste et efficace de la Croisade contre les Abigeois à partir de 1211, il fut élu évêque de Saint-Jean d’Acre six ans plus tard, après le décès du pape Innocent III. Rappelé en Europe, il fut nommé évêque de Tusculum (Frascati), dans la banlieue romaine, et élevé à la dignité de cardinal. C’est là qu’il termina ses jours à l’âge avancé de 70 ou 80 ans.

le port de Saint-Jean d'Acre

Il nous reste de lui un important ouvrage en 3 volumes sur la Terre Sainte et l’histoire des Croisades jusqu’en 1193, un autre sur l’Université de Paris, ainsi que plus de 400 sermons. C’est dans cette Histoire Orientale (Historia Orientalis), appelée aussi Histoire abrégée de Jérusalem (Historia Hierosolimitana abbreviata), qu’il rédigea entre 1220 et 1225, que se trouve un certain nombre de références précieuses aux Chevaliers du Temple, à leur histoire, à leur règle, à certains de leurs faits d’armes.

Il a vécu in situ la 5ème Croisade, et son récit est le journal d’un observateur à l’œil aiguisé qui, lorsqu’il l’estime justifié, ne ménage ni ses critiques ni ses louanges. Relâchement des mœurs, luttes de pouvoir, assassinats, il est sans illusions et décrit ce qu’il voit sans épargner personne. De plus, Jacques de Vitry, qui s’était illustré par son éloquence contre les hérétiques, Cathares et Albigeois, apparaît comme un témoin particulièrement digne de foi lorsqu’il fait l’éloge des Chevaliers du Temple. Les ayant lui-même connus en Terre Sainte, les ayant vu vivre et agir, il eût sans aucun doute vivement dénoncé les « erreurs » doctrinales, s’il en avait décelé. Il n’est cependant que de se laisser porter par ce long extrait qu’il consacre à l’histoire et à l’esprit de l’Ordre du Temple pour se convaincre de sa pleine confiance et même de son admiration.

A. Lecoy de La Marche, dans son ouvrage intitulé Le treizième siècle littéraire et scientifique (1894), salue en ces termes la franchise de l’évêque d’Acre : « La chronique ecclésiastique et latine est représentée avec honneur encore par Jacques de Vitry, qui trouve des accents indignés pour retracer les fautes de la quatrième croisade et la corruption de ses contemporains »

forteresses templières dans les Etats Latins

L’Ordre du Temple selon Jacques de Vitry

(La ponctuation et l'orthographe de l'édition Guizot ont été conservées, sauf dans quelques très rares cas où des confusions auraient été possibles)

Tandis que de toutes les parties du monde, riches et pauvres, jeunes gens et jeunes filles, vieillards et enfants accouraient à Jérusalem pour visiter les Lieux Saints, des brigands et des ravisseurs infestaient les routes publiques, tendaient des embûches aux pèlerins qui s’avançaient sans défiance, en dépouillaient un grand nombre, et en massacraient aussi quelques-uns. Quelques chevaliers agréables et dévoués à Dieu, brûlant de charité, renonçant au monde et se consacrant au service du Christ, s’astreignirent par une profession de foi et des vœux solennels, prêtés entre les mains du patriarche de Jérusalem, à défendre les pèlerins contre ces brigands et ces hommes de sang, à protéger les routes publiques, à combattre pour le souverain Roi, en vivant, comme des chanoines réguliers, dans l’obéissance, dans la chasteté, et sans propriété. Les principaux d’entre eux furent deux hommes vénérables et amis de Dieu, Hugues de Pains, et Geoffroy de Saint-Aldémar.

Dans le principe, ils ne furent que neuf à prendre une aussi sainte résolution. Portant les vêtements que les fidèles leur donnaient à titre d’aumônes, pendant neuf ans ils servirent sous l’habit séculier. Le roi, les chevaliers, et le seigneur patriarche, remplis de compassion pour ces nobles hommes qui avaient tout abandonné pour le Christ, les soutenaient de leurs propres ressources, et leur conférèrent dans la suite, pour le salut de leurs âmes, quelques bénéfices et quelques propriétés. Comme ils n’avaient pas encore d’église qui leur appartînt, ni de résidence fixe, le seigneur roi leur accorda pour un temps une petite habitation dans une partie de son palais, auprès du temple du Seigneur. L’abbé et les chanoines du même temple leur donnèrent aussi, pour les besoins de leur service, la place qu’ils possédaient à côté du palais du roi. Et comme ils eurent dès lors leur demeure auprès du temple du Seigneur, ils furent appelés dans la suite frères chevaliers du Temple.

Lorsqu’ils eurent demeuré neuf ans dans cette maison, vivant dans la même profession et dans cette sainte pauvreté, tous en commun et comme un seul homme, l’an de grâce 1128, ils reçurent une règle, d’après les ordres du seigneur pape Honoré et du seigneur Etienne, patriarche de Jérusalem, et on leur assigna un vêtement blanc, sans aucune croix. Cette décision fut rendue dans le concile général qui se tint à Troyes, ville de Champagne, sous la présidence du seigneur évêque d’Albano, légat du Siège apostolique, en présence des archevêques de Rheims et de Sens, des abbés de l’Ordre de Cîteaux et de beaucoup d’autres prélats d’églises. Plus tard, et au temps du seigneur pape Eugène, ils mirent sur leurs vêtements, et au dehors, des croix rouges, continuant à porter le vêtement blanc, en signe d’innocence, et indiquant le martyre par les croix rouges, parce que, selon les préceptes de leur règle, ils font profession de verser leur propre sang pour la défense de la Terre-Sainte, de combattre vigoureusement contre les ennemis de la foi du Christ, pour les rejeter hors du territoire des Chrétiens, et parce que, sur le moindre signe, ou sur les ordres de celui qui les commande, ils s’avancent au combat sans aucune impétuosité désordonnée, mais en toute sagesse et prudence, étant toujours les premiers à combattre, et les derniers à se retirer, n’ayant jamais la permission de tourner le dos, ou de revenir sur leur pas sans un ordre exprès.

Et comme ces vaillants et vigoureux chevaliers du Christ, nouveaux Machabées, ne comptent point sur leurs propres forces, mais mettant toutes leurs espérances en la puissance divine, et ayant une confiance entière en la croix de Jésus-Christ, exposaient leurs corps, pour l’amour du Christ, à « une mort précieuse aux yeux du Seigneur », le Seigneur aussi combattait avec eux et pour eux. De cette sorte, ils devinrent formidables à tous les ennemis de la foi du Christ, si bien « qu’un seul en poursuivait mille et que deux hommes en mettaient dix mille en fuite ». Toutes les fois qu’on criait aux armes, demandant, non point combien étaient les ennemis, mais en quel lieu ils étaient ; lions à la guerre, agneaux remplis de douceur dans leur maison ; dans une expédition, rudes chevaliers ; dans l’église, semblables à des ermites ou des moines ; durs et féroces pour les ennemis du Christ ; pour les Chrétiens, pleins de bénignité et de tendresse, ils marchent, précédés d’une bannière noire et blanche, qu’ils appellent Beauséant, parce qu’ils sont pleins de candeur pour les amis du Christ, noirs et terribles pour ses ennemis.

Et comme la religion ne peut se maintenir en vigueur sans une austère discipline, ces hommes sages et religieux, prenant dès le principe leurs précautions pour eux-mêmes et pour leurs successeurs, ne voulurent point dissimuler, ou laisser passer impunies les transgressions ou les négligences dont les frères pourraient se rendre coupables  mesurant soigneusement, et dans un examen attentif, la portée des crimes et les circonstances qui accompagnaient les péchés, tantôt ils rejetaient irrévocablement de leur société quelques-uns de leurs frères, après leur avoir enlevé la croix rouge, afin que le troupeau des brebis ne fût point souillé de la contagion d’une chèvre infectée  tantôt ils en forçaient d’autres, jusqu’à une expiation suffisante, à prendre une légère nourriture sur la terre, sans nappe, afin qu’ils fussent devant tous frappés de rougeur, et que les autres en éprouvassent à leur tour une terreur convenable  et pour mettre le comble à leur confusion et à l’expiation de leurs fautes, s’il arrivait que des chiens vinssent manger avec eux, il n’était pas permis de les éloigner  d’autres fois enfin, pour réussir à délivrer les coupables des prisons de la géhenne, ils les enfermaient dans des prisons, et les chargeaient de fers, soit pour un temps déterminé, soit pour toute leur vie, selon qu’on le jugeait convenable. Il y avait encore dans les institutions de cette règle salutaire beaucoup d’autres moyens de contraindre les rebelles ou les récalcitrants à l’observation d’une discipline régulière et d’une conduite décente.

Ils portaient en toute humilité, au seigneur patriarche de Jérusalem, l’obéissance et le respect qu’ils lui devaient  car, dès le principe, il les avait soutenus dans leur profession spirituelle, et secourus pour la vie du corps. Ils rendaient à Dieu les dîmes qui appartiennent à Dieu, et à César celles qui appartiennent à César. Ils n’étaient incommodes à personne et étaient aimés de tous à cause de leur humilité et de leur religion. Par cette conduite, ils se firent un nom honorable  et la renommée de leur sainteté, répandant de suaves odeurs comme une cellule bien parfumée, s’étendit dans tout le monde  la maison de la sainte église fut remplie d’odeurs embaumées  et en rappelant le souvenir de ces hommes, les fidèles avaient la bouche comme remplie de doux miel. Aussi toute l’église des saints racontera leurs vertus et leurs combats, et leurs glorieux triomphes sur les ennemis du Christ. Des chevaliers accouraient en foule auprès d’eux de toutes les parties du monde  et non seulement des hommes de médiocre condition, mais même des ducs et des princes qui, à leur exemple, rompaient les liens du monde, renonçaient à tout pour le Christ  et qui, impatients de s’associer à leur profession de foi et à leur vie religieuse, repoussant absolument les pompeuses vanités du monde et les délices de la chair, et les dédaignant comme la boue, inspirés par le ciel, se consacraient en toute dévotion à la milice du Christ et à la religion. Aussi se multiplièrent-ils en peu de temps à tel point qu’ils se trouvèrent avoir dans leurs assemblées plus de trois cents chevaliers (sans compter les servants, dont le nombre était infini), tous revêtus de manteaux blancs.

Ils acquirent aussi très rapidement de vastes propriétés, tant en-deçà qu’au-delà de la mer, et possédèrent, à l’exemple des frères de l’hôpital de Saint-Jean, des maisons de campagne, des villes et des places, sur les revenus desquelles ils envoient tous les ans une certaine somme d’argent pour la défense de la Terre-Sainte, à leur souverain maître, dont la principale résidence est à Jérusalem. Il en est de même pour l’hôpital de Saint-Jean  les régisseurs de leurs maisons, qu’ils appellent les percepteurs (sic), envoient aussi toutes les années une certaine somme d’argent au principal maître de leur Ordre. A l’imitation des frères du Temple, les frères de l’hôpital de Saint-Jean, employant aussi des armes matérielles, reçurent dans leur corps des chevaliers et des servants, afin que l’on vît s’accomplir ce qui a été dit par le prophète Isaïe sur l’avancement de la future Eglise. « Je vous établirai dans une gloire qui ne finira jamais. » « Le loup et l’agneau iront paître ensemble  le lion et le bœuf mangeront la paille »  le loup habitera avec l’agneau  le léopard couchera à côté du bouc  le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble.

Liens

Histoire des Croisades (édition Guizot, 1825))
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1121191