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Il Volto Santo

Le Christ Noir de Lucques

Que le Seigneur te bénisse et te garde !

Que le Seigneur te découvre sa Face

et te prenne en pitié !

Qu'il tourne vers toi son Visage

et te donne la paix !

Que le Seigneur, frère Léon, te bénisse !

(Saint François d'Assise)

La petite ville de Lucca (Lucques) en Toscane, sur le Serchio, recèle, pieusement conservée dans l'église San Martino, une pièce extraordinaire : un Christ Noir auquel la tradition a donné le nom de Volto Santo, le Saint Visage, la Sainte Face.

L’église Saint-Martin

Sur la façade de l'église, légèrement à droite du portail, une statue représente Saint-Martin sur son cheval, qui coupe son manteau par le milieu pour le donner à un pauvre. L'histoire, consignée par Jacques de Voragine dans sa Légende Dorée, est bien connue. Originaire de Pannonie, mais élevé en Italie, à Pavie, Martin était fils d'un tribun militaire au temps de Constantin. S'il se sentait peu de goût pour la carrière des armes, il manifesta très jeune une vocation pour les choses de Dieu. Malgré tout, il fut enrôlé à quinze ans. Un jour d'hiver, il rencontra un pauvre presque nu. De son épée, il partagea en deux son manteau, en donna la moitié au pauvre et remit l'autre moitié sur ses épaules. La nuit même, il vit en songe Jésus-Christ revêtu de la moitié du manteau qu'il avait donnée. Il se fit baptiser à dix-huit ans et, à vingt ans, décida de quitter définitivement l'armée, déclarant : "Je suis soldat de Dieu ; il ne m'est plus permis de faire la guerre". Il vécut très vieux, se partageant entre la France (le Val de Loire) et l'Italie. Dans les difficultés, il avait coutume de dire : "Dieu est mon aide, et je ne crains rien de ce que peut entreprendre contre moi l'ennemi des hommes".

Saint Martin représente l'archétype du Chevalier du Christ. Sa famille, son métier, sa position sociale, et jusqu'à son nom même (Martin vient de Mars, le dieu de la guerre) le désignent comme tel. L'imagerie traditionnelle le représente toujours accompagné des attributs chevaleresques : le cheval, l'épée, le manteau. D'un point de vue ésotérique, le sage, monté sur la cabbale, est revêtu du manteau de la connaissance que l'épée du discernement lui permet de transmettre au néophyte qui mendie la sagesse. Dans un contexte plus alchimique, la division du manteau exprime la séparation du pur et du putride, du blanc et du noir, ainsi qu'il est dit dans la Table d'Emeraude : "Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l'épais, doucement, avec grande industrie". Telle est aussi, d'une certaine façon, la signification du Beaucéant templier, noir et blanc, parti sable et argent.

Nous entrapercevons ici une relation avec le Christ Noir conservé à l'intérieur de l'église. Eugène Canseliet souligne en effet, à propos de cette phase de l'Œuvre, qu'il s'agit de "la décapitation, la séparation, sans bavure, de l'absolue blancheur d'avec le noir intense, dont les Maîtres affirment qu'il est plus noir que le noir - nigrum nigro nigrius" . Notre Christ, en effet, est bien noir, ce qui est extrêmement rare, et d'autre part on lui attribue, alors qu'il est représenté crucifié, le nom de Volto Santo, (la Sainte Face), la tradition ne privilégiant, en quelque sorte, que la tête.

La statue de Saint Martin, à l'entrée de l'église, nous met donc d'emblée sous le signe du symbole et de l'alchimie. Et si nous regardons vers l'extrémité droite de l'édifice, un autre élément, plus insolite en ces lieux, retient notre attention : le Labyrinthe.

Le labyrinthe

Il s'agit d'un labyrinthe circulaire, de moins d'un mètre de diamètre, gravé à hauteur d'homme sur le pilier de la façade adossé au campanile. Sur sa partie droite, une inscription en latin dit :

"Ceci est le labyrinthe que construisit Dédale le Crétois, duquel aucun de ceux qui y furent introduits ne put sortir, à l'exception de Thésée, bénévolement aidé par le fil d'Ariane."

Le labyrinthe de Saint-Martin de Lucques

https://www.toscanaovunquebella.it/it/lucca?detail=the-city-of-mysteries

Le labyrinthe, et surtout le labyrinthe circulaire, a une fonction alchimique essentielle. Il concentre en une figure unique les deux aspects de l'Œuvre. Le trajet depuis la périphérie jusqu'au centre représente le Petit Magistère (le magistère lunaire), tandis que le trajet depuis le centre jusqu'à la périphérie désigne le Grand Magistère (le magistère solaire). Systole et diastole, le labyrinthe exprime le cœur qui concentre et diffuse, selon le rythme même de la Nature.

Thésée n'est pas seulement en effet celui qui pénètre dans le labyrinthe et y tue le Minotaure. Il est celui qui en ressort et repart dans le monde. Le labyrinthe est à la fois involutif et évolutif et qui méconnaîtrait cette double fonction n'en saurait pénétrer l'arcane, qui n'est pas sans rapport avec la Roue du Tarot (la lame X), dont nous reparlerons un peu plus loin.

Pour poursuivre sur la symbolique alchimique, il nous reste à remarquer que les quatre secteurs (ou quadrants) que font apparaître les circonvolutions du labyrinthe représentent les quatre couleurs fondamentales de l'Art Royal : le noir, le blanc, le rouge et l'or, qui correspondent aux quatre phases essentielles de l'Œuvre.

Le dragon

Sur la façade, sous la statue de Saint-Martin, mais aussi à l'intérieur de l'église, on peut remarquer diverses représentations du Dragon. Tantôt celui-ci est affronté à l'homme, tantôt il le tient dans sa gueule, comme s'il l'avalait ou le rejetait. C'est là le signe de Jonas, avalé par la baleine et retenu trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson avant d'être rejeté. Nous reconnaissons dans ce mythe le symbole que nous venons de décrire à propos du labyrinthe : inspir et expir, avec, au milieu, le séjour au centre, dans le cœur.

Il existe un dragon célèbre dont l'histoire nous rapproche, curieusement, du Volto Santo. Il s'agit de la Tarasque, dont Jacques de Voragine nous a transmis la légende. Marthe, Lazare, Madeleine et Maximin s'étaient embarqués depuis la Palestine sur une nef qui n'avait ni voiles, ni rames, ni gouvernail, et Dieu les avait guidés jusqu'à l'embouchure du Rhône. Là, contre toute logique, la barque avait remonté le courant jusqu'à Beaucaire et Tarascon, où sévissait un montre appelé Tarasque . Marthe s'approcha de lui, l'aspergea d'eau bénite et lui présenta la croix. Le dragon s'apaisa, de sorte qu'on put l'attacher et le tuer à coups de lance. La tentation est grande de filer le symbole : le Christ Noir, la crucifixion, la lance de Longin… La mort de la Tarasque, ou taraxis, n'est-ce pas en quelque sorte l'accès à l'ataraxie , l'absence de trouble, la pacification de l'être, le nirvana des sages d'Orient ? Mais, pour éclairer le symbole, poursuivons la quête et approchons du Christ Noir de San Martino : Il Volto Santo.

Il Volto Santo

Bien protégé dans une sorte de chapelle intérieure munie d'une grille et surmontée d'une coupole, le Volto Santo se présente comme un grand crucifix de bois sombre. L'inspiration en est assez nettement byzantine. Le Christ épouse sans effort la forme de la croix. Semblable en cela à celui de Saint-Damien qui parla à François d'Assise pour lui demander de rebâtir son église en ruines, le Christ de Lucca n'exprime aucune souffrance. Son corps semble simplement posé sur la croix, sans que la pesanteur ploie seulement les membres. Rien ne manifeste mieux ce Tau que les Franciscains prirent pour emblème en lieu et place de la croix : un axe vertical, sur lequel s'équilibre l'axe horizontal dessiné par les bras. Non pas souffrance, mais maîtrise, pacification, harmonie.

Le visage, très allongé, est de ce type qu'on dit caucasien, comme nombre de représentations byzantines. Légèrement incliné sur le côté droit, les yeux baissés, le Christ de Lucca semble assoupi, dans l'attente de quelque chose. Ses pieds, son flanc, ne portent aucune trace de clous ou de plaies. Seuls les clous des mains témoignent de la réalité de la Crucifixion. Dans son état habituel, il est revêtu d'une longue tunique noire que seules rehaussent une ceinture d'or et une bande de même couleur au bas du vêtement. La ceinture, savamment nouée, laisse pendre deux segments égaux, terminés chacun par une frange rouge. Le jeu des couleurs entraîne naturellement dans le domaine déjà entrouvert de l'alchimie.

Une fois par an, Il Volto Santo est revêtu d'ornements véritablement royaux. Une lourde couronne d'or à trois étages, surmontée d'une croix, repose sur sa tête. Un imposant pectoral d'or, auquel pendent diverses pièces d'orfèvrerie parmi lesquelles deux étoiles à huit branches, couvre sa poitrine. Deux petites étoles de tissu noir rebrodé et frangé d'or pendent à ses poignets tandis qu'une lourde jupe du même tissu noir brodé et incrusté d'or lui couvre les reins et les jambes. Deux petits chaussons d'or protègent les pieds du Christ. Sous le pied droit, une petite coupe. A cette occasion, on place, dans les mains des deux anges de bois noir situés de part et d'autre du Christ, le sceptre et les clefs. L'ensemble, tout de noir et d'or, est rehaussé de gemmes précieuses. Des croix et des cœurs flamboyants ornent le bas du Crucifix, sous le cercle.

Car le Crucifix tout entier s'adosse à un cercle noir, bordé d'or et incrusté de pierres précieuses. De part et d'autre, les deux anges de bois noir, dont nous venons de parler, suspendent leur vol, les yeux fixés sur la Face du Christ. Avec un peu de recul, l'ensemble fait irrésistiblement penser à la lame X du Tarot : la Roue. Le Christ crucifié en dessinerait l'axe, les deux anges les cynocéphales, et la colombe rayonnante, au-dessus de la couronne, l'ange de la séparation.

Mais le cercle n'est pas clos et la colombe, loin de se trouver dans la position habituelle de la descente, est en vol ascendant. Le symbole est centrifuge : il souligne l'entrée dans la phase seconde de l'Œuvre, le Grand Magistère, celui qui va, dans le labyrinthe alchimique, du centre à la périphérie. A ses extrémités ouvertes, le cercle se termine par une sorte de fleur de lys, exprimant ainsi le jeu harmonieux de la trinité et de l'unité. Avec ce cercle ouvert, avec la Roue, nous atteignons l'essence même de la symbolique du Christ de Lucca : Il Volto Santo, la Sainte Face, ou, pour peu qu'on passe simplement du masculin au féminin, La Volta Santa, la Sainte Phase, le cycle sacré.

L’origine du Christ Noir de Lucca

L'histoire du Volto Santo remonte à l'aube des temps chrétiens. La légende raconte qu'il aurait été sculpté par Nicodème et apporté depuis la Terre Sainte en ces lieux. Nicodème est ce disciple de Jésus (non officiel, puisqu'il ne fait pas partie des Douze) auquel le Maître enseigna qu'il existait une seconde naissance et que cette re-naissance était la condition de l'élévation de l'être. Nous nous plaçons d'emblée dans l'aspect intérieur, pour ne pas dire ésotérique, de la tradition christique.

C'est un évêque qui, suite à un songe, aurait envoyé ce Crucifix à Rome. De là, il aurait été remis, pour finir, à l'évêque de Lucques. Mais on dit aussi que le Crucifix serait arrivé à Lucques sur une barque sans pilote, après avoir traversé la Méditerranée et, chose paradoxale, remonté le courant du Serchio jusqu'à la cité toscane.

Ce mythe du reflux ou de la navigation à contre-courant n'est pas unique dans la Tradition. Dans l'Ancien Testament, au livre de Josué (3, 16), c'est le Jourdain qui reflue pour permettre le passage de l'Arche d'Alliance. Dans la légende de l'Apôtre Jacques, le corps du Saint serait parvenu, lui aussi, sur une barque sans voiles ni pilote, jusqu'aux rivages de l'Ibérie occidentale, en ce lieu consacré depuis lors sous le nom de Compostelle. Et nous avons parlé plus haut de la barque des Saintes Femmes et de Maximin, qui, selon une tradition, emportaient le Graal.

L'origine du Christ de Lucca apparaît, on le voit, étroitement liée aux tout premiers temps de la diaspora chrétienne, à cette époque-clef qui a suivi de très près la fin de la mission terrestre de Jésus. Le Volto Santo s'inscrit dans un cursus traditionnel complexe mais dont le schéma se retrouve, pratiquement inchangé, dans un certain nombre de légendes, toutes liées à la transmission de l'héritage chrétien dans sa pureté première. Dans le cas du Crucifix de Lucca, bien des éléments de la légende se contredisent, ce qui ne fait qu'en souligner le caractère éminemment symbolique.

Le soulier d’or et la coupe

Nous avons dit, en décrivant le Christ Noir, qu'il portait aux pieds des souliers d'or. La tradition rapporte qu'un jour, un fidèle dans le besoin était venu prier devant le Christ de Lucca et que, pour lui venir en aide, on lui donna le soulier droit en espérant qu'il tirerait un bon profit de la vente. Pour compenser, on aurait placé, sous le pied désormais nu du Crucifié, un calice auquel on donna le nom de "coupe de l'aumône", en souvenir de ce don. Mais, si l'histoire est jolie, la réalité laisse perplexe : la coupe est vraiment bien petite pour recevoir des aumônes et, surtout, le soulier d'or est toujours là ! Et si l'on examine de plus près le calice, on se rend compte qu'il est en bois doré, de facture gothique comme le Crucifix, et qu'il fait intrinsèquement partie de l'œuvre.

Comment expliquer aussi le luxe des vêtements du Christ, si peu conforme à la tradition évangélique ? Une telle profusion d'or et de pierreries, des souliers d'or, un triple couronne d'or, marquent une volonté avérée de souligner l'aspect royal du sacerdoce christique. Sur la croix de Lucca, l'INRI n'est pas inscrit au faîte de l'axe vertical, il imprègne l'ensemble de l'œuvre, il superpose de la manière la plus manifeste et sans crainte du paradoxe le Christ-Roi au Christ souffrant.

Le choix des couleurs, l'abondance de l'or, nous amenaient, nous l'avions déjà souligné, dans le domaine du symbolisme alchimique. L'importance donnée à la royauté du Christ ne peut que nous confirmer dans cette voie, car l'alchimie est, de toute tradition, l'Art Royal par excellence. Et le calice, qu'on peut rapprocher de celui utilisé par Joseph d'Arimathie pour recueillir le Précieux Sang, n'évoque-t-il pas le Sang Royal, celui que distillent les adeptes de l'Art ? N'est-ce pas de cette expression, si l'on en croit W. von Eschenbach, "Sang Real", que viendrait le Saint Graal du cycle médiéval ?

On explique ce témoignage à Lucca de la tradition du Graal par la présence dans la cité des chevaliers du Temple. L'Ordre y aurait possédé, entre autres, une maison qu'on peut voir encore, selon certains, Piazza Bernardini. Sur les piliers des arcades de l'église de la Miséricorde, qui aurait été construite par les Templiers, de petites croix pattées en marbre rappelleraient encore aujourd'hui le souvenir de la présence de l'Ordre. Il serait évidemment intéressant que des recherches plus poussées soient menées sur place et dans les archives locales afin de vérifier et d'approfondir cette hypothèse qui, dans l'état actuel, ne peut être donnée que comme telle.

Quoi qu'il en soit, la légende du Volto Santo a fait couler de l'encre, et pas n'importe laquelle, puisque Dante en personne (dont on connaît les attaches avec l'Ordre du Temple) en fait mention dans la Divine Comédie.

Le Saint-Voult

C'est dans le Chant vingt-et-unième de l'Enfer qu'apparaît la légende de Lucca.

Ainsi de pont en pont, en parlant d'autres choses

Que cette comédie n'a cure de chanter,

Nous avancions. Nous étions sur une arche…

Le Poète arrive à une mare de poix bouillante "qui engluait la rive de partout". Nous voilà de plain pied, encore une fois, dans l'alchimie, et plus particulièrement dans la phase noire de la putréfaction. C'est ici le domaine des "démons" et de la terreur :

Derrière nous je vis un diable noir,

Qui accourait sur le dos d'un rocher.

Ah ! qu'il était, en son aspect, féroce,

Et que, de geste, il me parut cruel,

Les pieds légers, les ailes grand ouvertes !

Mais c'est là qu'il faut que l'entendement s'aiguise ! Ecoutons la suite…

Sur son épaule aigue et relevée

Il portait un pécheur replié sur les hanches,

En l'agrippant par le nerf des chevilles.

Qui est donc ce "pécheur replié sur les hanches" si ce n'est le Roi Pêcheur de la Légende du Graal, Roi Méhaignié, Roi blessé, qui ne peut plus marcher depuis le coup qu'il a reçu au niveau de la hanche, et dont la seule occupation, en attendant la parole qui le guérira, est d'aller dans sa barque pêcher à l'hameçon ?

Et le démon poursuit :

… "Malesgriffes,

De la sainte Zita voici l'un des Anciens !

Mettez-le dans le fond…"

Sainte Zita fut canonisée au XIIIème siècle. C'était une humble servante et elle devint la patronne de la ville de Lucques. Quant aux "Anciens", c'est le nom qu'on donnait, à Lucques comme ailleurs, aux gouverneurs de la cité. L'histoire évoquée par Dante, en rapport discret avec la tradition du Graal, correspond donc précisément à la ville de Lucca et la suite du texte le confirme :

En bas il le jeta, et par le roc abrupt

S'en retourna : jamais mâtin lâché

Ne fut si prompt à poursuivre un voleur.

Le damné but un coup et revint tout poissé ;

Mais les démons, que le pont nous cachait,

Lui crièrent : "Ici, le Saint-Voult ne se montre ;

Ici l'on nage autrement qu'en ton Serque !…"

La poix bouillonnante a remplacé les eaux fraîches du Serchio (le "Serque") et, dans cet Enfer, le Santo Volto (le "Saint-Voult") ne viendra pas au secours du malheureux, dont le supplice ne se fait pas attendre :

Ensuite, en le lardant avec plus de cent crocs,

"A couvert, dirent-ils, il faut danser ici,

Et, si tu peux, va frauder en cachette."

Par leurs valets ainsi les maîtres queux

Font enfoncer au creux de la marmite

La chair avec les crocs, afin qu'elle ne flotte.

L'horrible fin du Pêcheur n'est pas sans évoquer celle d'Orphée dépecé par les Ménades, celle d'Adonis, celle de Zagreus. La putréfaction ne va pas sans le démembrement, la dislocation, la dissolution, le "solve" des alchimistes dont l'Art peut se résumer dans ces trois mots : "solve et coagula". Car nous sommes bien dans l'alchimie : l'allégorie des maîtres-queux occupés à leur marmite est là pour nous en faire prendre conscience. Les "crocs", ailleurs appelés "grappin" ou "harpon", font allusion à l'hameçon qui est devenu l'emblème du Roi Pécheur.

Dans ce 21ème chant de l'Enfer, Dante raconte son voyage au pays des Trompeurs, huitième cercle de l'enceinte infernale, et plus particulièrement dans la cinquième fosse, où se trouvent les concussionnaires et les prévaricateurs. La ville de Lucques, sans être précisément nommée, y tient le premier rôle : Sainte Zita, le Saint-Voult, le Serque en sont l'indubitable témoignage. Le Pécheur y est damné, comme la plupart des habitants de la ville, pour pratiques prévaricatoires. La fraude est présentée par Dante comme la ressource principale de la cité, mais qui dit fraude, dit ruse, volonté de cacher, et il faut garder présent à l'esprit que le dieu des voleurs n'était autre qu'Hermès, avec son grand chapeau et ses ailes aux pieds. Souvenons-nous… Le démon, pour mettre le Pécheur hors d'état de nuire, le tenait agrippé "par le nerf des chevilles" et l'expression, hors de la référence au dieu du Secret, serait bien difficile à expliquer.

Ce court extrait de la Divine Comédie nous a permis de mieux cerner l'importance du Christ Noir et de le situer plus précisément dans la tradition du Graal par l'entremise du Roi Pêcheur. Parmi toutes les données que nous avons glanées çà et là, retenons que le Saint-Voult est présenté comme susceptible de délivrer de ses maux celui qui l'invoque, même si, dans le cas présent, la supplique risque de s'avérer vaine. Il a donc une valeur salvatrice, rédemptrice peut-être, curative en tout cas, au sens le plus large du terme. Et c'est sans surprise que nous voyons réapparaître le symbole au chant trente-et-unième du Paradis, sous la forme de la Véronique.

La Véronique dans la Divine Comédie

Parvenu à l'extrême de son voyage, Dante est élevé jusqu'au dixième ciel ou Empyrée, où il est accueilli par Béatrice (la Joie Parfaite) et Saint Bernard, l'amant mystique de la Reine du Ciel.

Comme un homme venu, qui sait ? de Croatie

Jusque chez nous pour voir la Véronique,

Ne peut en assouvir sa faim invétérée,

Mais en pensée dit, tant qu'on la lui montre :

"O mon Seigneur Jésus, ô Dieu de vérité,

Votre semblance était donc ainsi faite ?"

J'étais ému, en voyant la vivante

Charité de celui qui, tout contemplatif,

Goûta dès notre monde un peu de cette paix.

Le visage de Saint Bernard est ici comparé à la Véronique, ce linge sacré qu'il ne faut pas confondre avec le Saint-Suaire et qui servit à essuyer le visage du Christ lors de la montée au Golgotha. Sur le tissu, la Sainte Face a marqué son empreinte et elle a été depuis vénérée parmi les plus saintes reliques. Voir la Véronique, c'est donc voir la Face du Christ, et dire de quelqu'un qu'en le voyant on croit voir la Véronique, c'est l'assimiler au Christ lui-même. Mais notre propos n'est pas d'approfondir le personnage de Saint Bernard, même s'il fut à l'origine de l'Ordre du Temple et vraisemblablement lié à la tradition du Graal véhiculée par la matière de Bretagne et tout spécialement par les romans de Chrétien de Troyes.

Avec la Véronique, nous retrouvons la Sainte Face, Il Volto Santo, et c'est dans cet esprit que nous tenterons de débrouiller l'écheveau du symbole.

De Bérénice à Véronique

Précisons d'abord un point fondamental. Véronique n'est pas une femme. Elle ne l'a jamais été. C'est le nom qu'on donne au linge sacré qui porte la trace du visage du Christ. Il est pour le moins étrange que l'Eglise en ait fait une sainte, et, comble ! l'ait associée au très officiel Chemin de Croix. Car il n'est fait mention de Véronique, ou de son intervention, nulle part dans les Evangiles Canoniques. Son nom ne figure pas au martyrologe romain. Elle est attestée seulement dans celui de Galesinus au 4 février. Pour les très sérieux Pères Bénédictins auteurs des Vies des Saints : "ici se présentent diverses traditions sur la valeur respective desquelles il est bien difficile de se prononcer".

Le point de départ de la légende semble se situer à Edesse (aujourd'hui Urfa) en Anatolie Orientale. Le roi Abgar, selon le récit de Thaddée, aurait fait faire un portrait de Jésus après lui avoir écrit au sujet d'une maladie dont il souffrait. Au Vème siècle, on parle à Ourrha (Edesse) d'une image du Sauveur qui n'a pas été faite de main humaine. Au VIème s., Evagrius la mentionne en précisant qu'elle accomplit des miracles. Voilà, selon toute apparence, le fond mythique sur lequel s'élabore l'histoire de Véronique.

Passée en Occident, la légende se transforme très peu. Le roi Abgar cède la place à l'Empereur Tibère qui, atteint d'une grave maladie, envoie Volosianus en Palestine pour y chercher Jésus. Mais celui-ci vient d'être mis à mort par Ponce Pilate. Volosianus apprend qu'une femme a conservé son image. Il la retrouve, lui demande la précieuse relique et, sur ses dénégations, met la maison à sac. Il s'empare du voile et le rapporte à Tibère, aussitôt guéri.

Mais c'est dans un Evangile Apocryphe, les Actes de Pilate ou Evangile de Nicodème, que le nom de la sainte femme apparaît pour la première fois. Elle fait partie des quatre témoins qui, outre Nicodème lui-même, vont parler en faveur de Jésus devant Pilate. Le texte est très court : "Une femme du nom de Bérénice lui cria de loin : "J'avais une perte de sang, et j'ai touché la frange de son manteau et mon flux s'est tari, qui durait depuis douze ans !" Les Juifs dirent : "Notre loi n'admet pas le témoignage d'une femme."

La référence aux Synoptiques est claire. Mathieu (9, 20-22), Marc (5, 25-34) et Luc (8, 43-48) racontent l'histoire de l'hémoroïsse, qu'ils situent tous trois au milieu de l'épisode de la fille de Jaïre, entre le moment où Jaïre vient solliciter Jésus et celui où ils arrivent à la maison en deuil. Il est probable que, suite à la guérison dont elle bénéficia, elle vint grossir le nombre des compagnons de Jésus, qui, si l'on en croit Luc (8, 1-3), comptaient les Douze "et quelques femmes qui avaient été guéries d'esprits mauvais et de maladies."

Mais comment a-t-on pu passer de l'histoire de l'hémoroïsse à celle de Véronique, du flux de sang au voile du Calvaire ?

Les points communs entre les deux épisodes sont, à bien y regarder, assez nombreux. Dans les deux cas, Jésus marche ; dans les deux cas, il est question d'une pièce de tissu (le manteau et le voile) ; dans les deux cas, il y attouchement entre le Maître et la femme par l'intermédiaire de l'étoffe ; dans les deux cas, une "force" se dégage de Jésus, une "énergie" qui produit un résultat également miraculeux, la guérison et l'impression du voile.

L'extrême popularité de l'Evangile de Nicodème au Moyen-Age a permis de répandre le nom de Bérénice et son histoire. L'importance de ce texte, aujourd'hui apocryphe, dans la pensée mystique, fut telle que Daniel-Rops a pu écrire : "Si l'Evangile de Nicodème n'avait pas existé, Dante eût-il eu l'idée de ce voyage à travers l'Au-delà qui sert de scénario à la Divine Comédie ?" N'oublions pas qu'au sein de l'Eglise même, l'histoire de Bérénice a pris une place extraordinaire. Elle a été canonisée sous le nom de Véronique ; l'épisode de sa rencontre avec le Christ reste commémorée à jamais par la 6ème station du Chemin de Croix, et la relique elle-même repose, en toute catholicité, au cœur de la Cité Vaticane…

C'est ainsi que dans un Anonyme de 1685 intitulé "La Vie de Sainte Véronique", on peut lire : "Il y a dans l'église de Saint-Pierre à Rome une chapelle de Sainte Véronique et de l'Image de IESVS-CHRIST qu'elle donna au pape Saint Clément. (…) Sa vie a été peu connue jusques icy, & a même quelques endroits difficiles à débrouiller. (…) Cette Sainte s'appelait Berenice ou Verenice : mais l'usage a introduit le nom de Veronique, & en quelques lieux celuy de Venice ou Venise. Quelques auteurs ont écrit qu'elle était fille de Salomé, sœur du grand Hérode ; qu'elle était femme d'un certain Amateur, homme de grande qualité ; qu'elle a vécu partie à Césarée en Palestine, partie à Jérusalem ; qu'elle a été guérie d'un flux de sang par Jésus-Christ, qu'elle a fait faire une statue de bronze qui représentait ce miracle ; & qu'elle a été martyrisée à Antioche avec cinquante chrétiens" Mais, un peu plus loin, l'auteur réfute l'assertion, affirmant que Bérénice était plus ancienne que Véronique. Prenant pour référence un ouvrage de 1503, il corrige : "Véronique était une des intimes de la Vierge Marie". Elle connut aussi Amator (ou Amadour), qui était domestique de la Sainte Vierge. Le couple fait donc partie des favoris de la Sainte Famille, Amateur étant plus spécialement attaché à Jésus et Véronique à Marie. On précise même l'emplacement de la maison de Véronique : sur le chemin du Calvaire, à 550 pas de la maison de Pilate. Les uns la situe dans un angle, les autres au milieu de la rue. Lors de la montée de Jésus au Golgotha, "elle détacha le voile blanc de sa tête et le luy présenta pour s'essuyer le visage". Après la crucifixion, elle resta avec Marie, fut présente au Cénacle au moment de la Pentecôte et resta à Jérusalem jusqu'au déclenchement des persécutions. Véronique et Amateur quittèrent alors la Judée avec Lazare et ses sœurs, Marthe et Marie, Marcel, Maximien et Joseph d'Arimathie, ainsi que d'autres chrétiens. Ils se rendirent par mer en France et abordèrent à Marseille. Selon certaines sources, elle rapportait avec elle les reliques de Marie : "qu'elles furent distribuées en plusieurs endroits & qu'on les garde encore en ce temps cy avec beaucoup de dévotion."

Après quelques années passées en France, Véronique gagne Rome, où règne encore Tibère, pour "faire connaître l'Image de son Fils (?) par les miracles qu'elle feroit dans la capitale du monde" "Plusieurs écrivains racontent que, par l'attouchement de ce sacré suaire, l'Empereur fut délivré de la lèpre, & que Volusien son parent le fut aussi d'une bosse qu'il avait sur le dos". Véronique restera à Rome sous l'Empereur Claude. Elle y rencontrera Pierre, assistera à son martyre, puis à celui de Paul. Elle connaîtra les pontificats successifs d'Anaclet, Clet et Clément. C'est à ce dernier Pape qu'elle donnera par testament "le sacré Suaire de la Face de Jésus-Christ". Elle mourut de maladie en février, la première année du pontificat de Saint Clément. On ignore si elle fit des miracles.

Depuis, le Voile de Véronique repose à Rome, dans l'église Saint-Pierre. Jean VII, en 595, lui fit faire une chapelle, que Célestin III, en 1197, fit fermer par des portes de bronze. Des processions y furent instituées : la nuit de Noël, le 3ème dimanche de l'Avent. Innocent III institua celle du 2ème dimanche après l'Epiphanie, y joignant l'octroi d'une année d'indulgences. Tous les Papes du XIIIème siècle ont confirmé ces dispositions. En 1300, Boniface VIII décrète qu'on montrerait l'Image au peuple tous les vendredis et toutes les fêtes solennelles de l'année. Il fut institué en outre que seuls les Chanoines de Saint-Pierre auraient le droit de la toucher. Et en 1606, la relique fut transférée dans la nouvelle Basilique. Des copies circulèrent. Il en exista une en Picardie, à Saint-Quentin, une autre à Sarlat, et une troisième en Espagne, à la cathédrale de Jaen. Il existe, outre la fête officielle de la Sainte et le Chemin de Croix, des oraisons et des hymnes à Sainte Véronique.

Véronique et la tradition du Graal

Malgré tous ces détours, nous n'avons pas perdu de vue le Volto Santo et sa symbolique particulière. Le nom même de Véronique viendrait de "veron ikon", la vraie image, et désigne donc, on le voit, le voile et non la femme. En fait, l'expression "veron ikon", composé contre-nature de grec et de latin, est à considérer plutôt comme "hieron ikon" (deux mots grecs cette fois) : l'image sacrée. Dans les deux cas, le symbole est le même. "La Véronique", tel est donc le nom du voile de Bérénice, conformément à ce que nous avons pu lire dans le Paradis de Dante.

L'histoire de la Véronique est foncièrement associée à la légende du Graal, telle qu'elle nous est rapportée par Robert de Boron à la fin du XIIème siècle. Seul, en effet, LE ROMAN DE L'ESTOIRE DOU GRAAL raconte, en plus de 3500 vers, le fondement même de la tradition du Graal, à laquelle se raccorderont, de façon plus ou moins étroite, toutes les branches du cycle arthurien.

Résumons brièvement l'histoire de la Véronique selon Robert de Boron. A l'origine, il y a un "sydoine" (linge) qu'une dame nommée Verrine avait fait faire et qu'elle rapportait chez elle dans ses bras au moment où elle rencontra Jésus qui montait au Calvaire. Sur l'insistance des Juifs, elle en essuya le visage du Christ. C'est seulement quand elle fut rentrée chez elle que Verrine regarda son sydoine et y découvrit la "semblance".

Et quand en ma maison entrai

Et mon sydoine regardai,

Cette semblance y ai trouvée

Tout ainsi comme elle est formée.

Dès lors, le sydoine devient, matériellement parlant, le "suaire". C'est sous ce nom que Verrine le désignera avant de le montrer aux Romains qui veulent, sur l'ordre de l'Empereur, l'emporter à Rome pour guérir le prince Vespasien de la lèpre. Mais Verrine, qui ne veut pas s'en séparer, décide d'accompagner les deux hommes en Italie. Arrivés à Rome, ils sont introduits devant l'Empereur Césaire (César était le titre honorifique commun à tous les empereurs romains). On place alors la "semblance" devant la fenêtre de la chambre haute où est enfermé Vespasien. Aussitôt qu'il l'eut vu, il fut guéri et on démolit le mur de sa prison. Verrine, ainsi que le pèlerin qui avait parlé de la précieuse relique à l'Empereur, furent comblés de biens, tandis que Vespasien obtint de son père l'autorisation de se rendre en Judée avec Titus pour venger la mort de Jésus. C'est là qu'il trouvera Joseph d'Arimathie muré dans sa prison souterraine, la "chartre" dont la seule ouverture était dans le plafond, et où il survivait par la grâce du seul Graal. Il le délivra et ce fut le point de départ de toute la geste que l'on connaît.

Mais que devint le linge sacré de Verrine ?

Ainsi firent, ainsi allèrent,

Ainsi la semblance apportèrent ;

On l'appelle la Véronique,

Qu'on tient à Rome à grand relique.

Tout au long du ROMAN DE L'ESTOIRE DOU GRAAL, on lui prête plusieurs dénominations. Au départ, c'est un "sydoine", un drap destiné à un quelconque usage domestique. Une fois constatée l'impression d'une image, il devient le "suaire", ou le "visage". C'est seulement après qu'intervient le nom qu'on pourrait dire ésotérique de la Véronique : la "semblance", qui peut être aussi "semblance de Jhesu" ou "semblance d'homme".

On sait que Verrine le conservait dans sa huche et qu'elle l'en sortait tous les jours pour l'adorer ; qu'il avait un pouvoir de guérison ; que sa vue, lors de l'incursion des soldats, a forcé toute l'assistance à se lever ; qu'en le voyant, de même, Césaire s'est incliné trois fois ; et qu'il a suffi de le placer à la fenêtre de la tour-prison de Vespasien pour guérir le Prince Lépreux.

Le Voile guérit, la Coupe nourrit. Ces deux insignes sacrés de la Passion, solidairement placés à la naissance de la tradition ésotérique chrétienne, ont semblable vocation de "résurrection" au sens où tous deux interviennent pour permettre à la Vie de sortir du Tombeau, au cycle nouveau d'émerger des cendres du cycle finissant.

Puisqu’il faut conclure…

Nous avons vu, au fil de cette évocation qui peut paraît décousue mais qui ne fait que rassembler des éléments épars d'une Tradition essentiellement une, bien des légendes, bien des personnages, bien des symboles se rencontrer. Il en resterait tant à dire, et plus encore à découvrir, car c'est la nature même de la Tradition que d'être mouvement, adaptation continuelle aux conditions de l'espace et du temps.

Ce que nous avons dit éclaire et prolonge la vision que nous pouvions avoir du Volto Santo de Lucca. Le Roi supplicié, le rouge, le noir et l'or, le Calice et la Sainte Face, le soulier perdu, le dragon qui garde la porte et le labyrinthe sur la borne miliaire d'un savoir toujours préservé et jamais perdu.

De la pantoufle de vair de Cendrillon à la sandale perdue de Jason à l'aube de la Conquête, il n'y a, après tout, que le nom que l'on prête aux choses. Le Volto Santo, avec son soulier d'or, est, lui aussi, une de ces "semblances" sacrées d'où se reconnaîtra, au fil des décantations progressives, le Visage véritable et unique du Divin.`

Et, puisqu'il faut conclure, élevons notre esprit au Chant dernier du Paradis de Dante, le 33ème, et, conservant dans le silence du cœur les paroles simples et graves de la bénédiction de Saint François, répétons avec le Poète :

Oh ! la grâce abondante à qui je dus d'oser

Fixer des yeux la Lumière éternelle

Jusques au point d'y consommer ma vue !

Dans cette profondeur, je vis s'incorporer,

Reliés par l'Amour en un volume unique,

Tous les feuillets épars dans l'univers.