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Le Roman de Renart et les Templiers

Bibl. Ste Geneviève (http://liberfloridus.cines.fr)

Le Roman de Renart a été écrit entre 1170 et 1250. Les auteurs sont au moins une trentaine mais on ne connaît que trois noms : Pierre de Saint-Cloud, Richard de Lison, le prêtre de La Croix en Brie. L’histoire, ou plutôt les histoires, se présente(nt) sous forme d’une trentaine de « branches » dont le héros, Renart le Goupil, est le point commun. Autour de lui tourne une kyrielle de héros secondaires : Isengrin le loup, Noble le lion, Tibert le chat, Chantecler le coq… Les animaux sont organisés sur le modèle de la société médiévale : un roi, des vassaux, des vilains, des chevaliers, des prêtres et des moines. Ils vivent une vie familiale normale : Renart et son épouse Hermeline, vivent à Maupertuis avec leurs trois enfants, Percehaie, Malebranche et Renardel.

Le Roman est écrit en octosyllabes à rimes plates, selon l’usage de l’époque. Vers courts et rimes en écho facilitaient en effet le travail de mémorisation des trouvères et des jongleurs dans une société où il fallait réciter les histoires puisque la plupart des gens ne savaient pas lire. L’ensemble dépasse les 80.000 vers.

La matière était si riche que de nombreuses suites lui furent données dès la fin du 13ème s. C’est une ces œuvres qui nous occupe présentement. Elle a pour titre « Renart le Nouvel » et fut écrite par Jaquemars Gelée.

La société selon Jaquemars Gelée

Jaquemars Gelée est né à Lille et il a écrit son « Renart », ou du moins une partie de son « Renart », en 1288. C’est lui-même qui nous le dit à la fin d’un des chapitres. Mais dans d’autres manuscrits il est question de 1289, 1290 et même 1292. Des études pointilleuses ont permis d’écarter les trois premières dates comme impossibles. Reste 1292… mais sans plus de garantie. Ce qu’on sait, cependant, c’est que le Roman de Jaquemars Gelée a été forcément écrit avant octobre 1307 : il parle en effet des Templiers comme d’un ordre en activité et même particulièrement puissant. Pourquoi ces différences de datation ? peut-être simplement parce l’auteur a procédé par ajouts successifs.

En dehors de cela, nous ne savons rien de l’auteur, sinon qu’il était en vie en 1289.

Renart le Nouvel, s’il est de la même facture que les œuvres précédentes, s’en distingue néanmoins par son côté sérieux, réfléchi, par la rareté des allusions salaces qui émaillent le Roman primitif. Jaquemars Gelée n’a pas seulement envie de faire rire aux dépens des puissants. Il mêle à son histoire un regard sur la société de son temps, sur les relations difficiles entre l’Eglise et le Royaume, sur le fait que, selon lui, c’est le roi désormais, et non le Pape, qui est devenu le garant de l’équilibre du monde.

Jules Houdoy, qui a donné en 1874 l’édition commentée dont nous allons présenter un extrait, résume ainsi la position de Jaquemars Gelée : « Il déplore et il accuse les dissensions de l’Eglise, les rivalités jalouses des Templiers et des chevaliers de Jérusalem, et s’emparant d’une idée, préconisée dans plusieurs conciles, celle de fondre sous une même direction les ordres du Temple et de Saint-Jehan de Jérusalem, il fait de Renart le chef suprême des Templiers et des Hospitaliers réunis ».

Pourquoi ou plutôt pour qui Jaquemars Gelée écrivait-il ? Les auteurs de l’époque écrivent en effet toujours pour un seigneur qui fait office de mécène. Le manuscrit La Vallière (n° 25566 ou 2736), écrit dans les premières années du 14ème s. dans le nord de la France, en pays flamand, contient deux armoiries qui peuvent en donner une idée. On y trouve en effet le blason de Flandre, d’or au lion de sable, ce qui est normal pour un poète lillois. Mais on voit aussi un autre blason beaucoup moins connu : d’argent à la croix de gueules chargée de 5 coquilles d’or, qui est d’Hangest.

Armoiries de la maison d'Hangest

Guillaume d’Hangest, Noffo Dei et les Templiers

Les Hangest, originaires d’Hangest-en-Santerre en Picardie, étaient seigneurs de Pont-Saint-Pierre, dans l’Eure, qui était la première baronnie de Normandie. Ils furent ensuite seigneurs de Picquigny, et de Montmort en Brie.

Qui étaient les chevaliers d’Hangest ? L’un d’eux, Florent, se croisa et partit pour la Terre Sainte. Il fut tué au premier siège d’Acre, en 1191. De 1258 à 1263, Pierre de Hangest fut maire de Montdidier en Picardie. En 1305, Jean de Hangest l’était à son tour. Jacques de Hangest reprenait le flambeau en 1311. Il faut savoir que, tout près de là, à Fontaine-sous-Montdidier, les Templiers avaient une importante commanderie. La famille eut donc nécessairement des relations suivies avec l’Ordre depuis les années 1260 au moins.

C’est un certain Guillaume d’Hangest qui vivait au temps de Jaquemars Gelée. Il fut bailli de Vermandois en 1269. Plus tard, de 1292 à 1295, il fut prévôt de Paris. En tant que tel, il fut chargé de différentes missions, témoin cette enquête qu’il mena en 1292 à la demande du chapelain de la chapelle du roi à Saint-Germain en Laye « sur les droits sur les draps funéraires utilisés lors des obsèques » (Archives nationales, J 1035, n°35). A cette époque, il occupait l’hôtel de Montmorency, rue Sainte-Avoye. On peut noter à ce propos que les armes des Montmorency sont très proches de celles de Hangest. Guy de Montmorency-Laval (mort en 1267) portait en effet d’or à la croix de gueules cantonnée de 16 alérions d’azur 2 et 2 et chargée de 5 coquilles d’argent.

Blason de la maison de Laval

En 1300 (et peut-être même dès 1298), Guillaume de Hangest occupait la charge éminente de trésorier du royaume. A ce titre, il entretenait nécessairement des relations constantes avec la Maison du Temple de Paris, à laquelle, sous Philippe le Bel, fut confié le Trésor du royaume.

Dès 1308, il était bailli de Sens et se signalait une fois encore auprès de Philippe le Bel. Un document du Trésor des Chartes, en date de la mi-février 1309, contient la vente qu’il fit au nom du roi à maître Jehan le Petit, clerc à Sens, du cimetière des Juifs situé dans la rue « Saint-Pregts » (dans le secteur sans doute de la Petite Juiverie) ainsi que d’une maison attenante, « laquelle vente a été faite au temps que la faible monnaie courait depuis que les Juifs ont été expulsés de France ». L’expulsion des Juifs, on le sait avait eu lieu un an seulement avant l’arrestation des Templiers et pour la même raison : le besoin d’argent. Une fois leurs biens passés sous l’autorité du roi, il ne restait plus qu’à les vendre pour renflouer le trésor.

Guillaume de Hangest, en fidèle serviteur de la couronne, prêta la main à ces opérations douteuses comme il fut à l’origine de l’enquête lancée contre Guichard, l’évêque de Troyes, accusé de collusion avec une sorcière au temps de la mort de la reine, en 1305. A mesure des « témoignages », les chefs d’accusation se faisaient de plus en plus lourds et insensés, exactement comme cela se passera, quelques années plus tard, pour les Templiers. Guichard cependant eut plus de chance qu’eux : protégé par le Pape, il survécut au prix de l’exil.

Parmi les âmes damnées de Guillaume de Hangest apparaît à cette époque un certain Noffo Dei, aventurier d’origine italienne alors au service de Cepperello Prato, receveur du bailliage de Troyes après avoir été celui du bailliage d’Auvergne. A l’heure de sa propre mort (il fut pendu en 1313 pour faits de fraude), Noffo Dei revint sur les accusations qu’il avait lancées contre l’évêque mais il n’en reste pas moins que c’est sur son prétendu témoignage que reposa le procès fait à Guichard. On sait par ailleurs qu’avec Esquieu de Floyrans, Noffo Dei, présenté comme un Templier apostat, joua un rôle similaire dans le procès des chevaliers du Temple.

Dans un extrait de la Chambre des Comptes du 31 août 1321 cité par A. Demurger dans son ouvrage intitulé « Les Templiers, une chevalerie chrétienne au Moyen-Age » (éd. du Seuil, 2005, pp. 313), Guillaume de Hangest joue un rôle tout particulier. Hugues de Pairaud, visiteur du Temple, lorsqu’il était prisonnier dans la tour de Montlhéry, raconta en effet qu’il avait confié peu avant l’arrestation un coffre au frère Pierre Gaude, précepteur de la maison de Dormelles et Beauvoir, près de Moret-sur-Loing. Celui-ci le confia à son tour à un pêcheur qui le cacha sous son lit. Lors de l’arrestation, ce dernier le remit à notre Guillaume de Hangest, alors bailli de Sens, qui le confisqua et le versa au Trésor royal.

On se rappelle qu’au cours du second Procès, au mois de mai 1310, 54 Templiers du diocèse de Sens furent brûlés à Paris, faubourg Saint-Antoine. Guillaume de Hangest était alors bailli de Sens et l’archevêque tout nouvellement imposé par le roi n’était autre que Philippe de Marigny, le frère d’Enguerrand de Marigny que Philippe le Bel avait élevé au rang de coadjuteur du royaume. Philippe de Marigny présida au Concile de Sens qui se tint à Paris du 11 au 26 mai. C’est au cours de ce Concile que les Templiers du diocèse furent examinés et, pour 54 d'entre eux, exécutés Les relations entre l’archevêque et le bailli furent nécessairement étroites et l’on peut légitimement se demander quelle fut la part de Guillaume de Hangest dans toute cette affaire.

Ce regard sur la personne et la fonction de Guillaume de Hangest aide à comprendre l’état d’esprit de Jaquemars Gelée tel qu’il se découvre dans l’extrait qui va suivre et qui clôt le roman de Renart le Nouvel.

On y voit en effet Renart se revêtir des deux manteaux à la fois, celui des Templiers et celui des Hospitaliers, en écho à la volonté maintes fois affirmée de Philippe le Bel de réunir les deux Ordres afin de les tenir enfin sous sa coupe et s’accaparer leurs richesses. On sait que l’affaire était en cours depuis près de dix ans. Philippe le Bel était tenace, mais Jacques de Molay refusa jusqu’au bout de se prêter à cette fusion, attitude qui mena hélas ! à la perte de l’Ordre. Le récit de Jaquemars Gelée ne connaît pas cette triste fin. Il est donc antérieur à l’automne 1307, date de l’arrestation des Templiers. Mais les sentiments qu’il nourrit vis-à-vis de cet Ordre et de son homologue Hospitalier sont ceux, a priori, de Guillaume de Hangest, son protecteur, autrement dit ceux de Philippe le Bel. Il reproche aux deux Ordres leur richesse et leur puissance qui font de l’ombre au pouvoir royal et compromettent l’équilibre du royaume. Pour lui, la seule solution réside dans la fusion des deux Ordres sous la Grande Maîtrise du roi. C’est en toute logique la symbolique développée dans l’allégorie de la roue de fortune qui termine le Roman. On ne peut que regretter que l’enluminure correspondante ait subi de graves dommages. Heureusement, l’auteur nous en a laissé une description assez précise, mais il aurait été fort intéressant de voir comment elle était représentée à l’époque.

Il est temps à présent d’ouvrir le livre en ce dernier chapitre et d’écouter résonner l’Histoire au cœur de l’histoire.

Le texte qui va suivre est repris sur l’ouvrage de Jules Houdoy, Renart-le-Nouvel roman satirique composé au 12ème siècle par Jaquemars Gielée de Lile, introduction historique, Lille 1874. Les extraits du poème ont été mis en italiques. La traduction est de templum-aeternum.

Ce dernier chapitre a été scindé ici en trois parties pour la clarté du discours :

  • la confession de Renart
  • Renart entre les Templiers et les Hospitaliers
  • le couronnement de Renart.

La confession de Renart (d'après Houdoy)

Voici comment Renart se confesse à l’ermite en un ermitage.

Renart commence ses méfaits

en bloc et tous à la fois,

et dit : Que voulez-vous que je vous dise ?

Je n’ai jamais rien fait de bien un seul jour de ma vie

même quand je croyais ne pas faire de mal.

J’ai fait occire maint vassal

et fait cocu maint vaillant homme.

Je n’ai jamais fait de bien : voilà.

J’ai ourdi mainte trahison

et fait maint grand affront.

Les bonnes qualités je les ai ôtées

et j’ai mis les mauvaises à la place.

Je suis comme ça. Pour l’heure, absolvez-moi

et laissez-moi rester céans

pour entrer en religion

car je n’ai nulle autre intention.

Mais avant, je veux entendre point par point

tous les articles de la Règle qui est en votre Ordre :

ce que vous mangez, ce dont vous vivez,

si vous résidez très loin du monde,

et ce dont vous vêtez votre corps nu.



- Une haire couverte de poils,

dit le prudhomme, et je vais nu-pied.

Je ne me lave ni ne me baigne.

Je dis mon psautier chaque jour

puis je m’en vais à mon travail.

A minuit je dis matines

- Dieu ait de mon âme merci -.

Le jour, je ne mange qu’une fois

et seulement ce que tu vois ici,

et je n’en suis point rassasié.


- Et, dit Renart, je suis fou

moi qui voulais entrer en religion,

- Que Dieu me vienne en aide ! – car je croyais

que vous mangiez comme vous vouliez

bécasses, faisans et perdrix,

chapons rôtis et venaison ;

que vous buviez vin à foison

et aviez avec vous belles dames.

Voilà ce que je croyais, par ma foi !

Mais puisque vous êtes ainsi faits,

je vous laisse, vous et votre compagnie.

Votre Ordre n’est pas bon pour moi,

je n’y trouve rien d’agréable.

Je vous recommande à Dieu et je m’en vais.

Je ne reviendrai pas céans d’ici des mois.

Je vais à Maupertuis, dans ma maison.

Je hais ce genre de religion.

Après cette édifiante démarche, Renart retourne à son château, où son retour est fêté par sa femme et par tous les siens.

Renart entre les Templiers et les Hospitaliers (d'après Houdoy)

Cependant la renommée de Renart emplissait le monde ; on ne parlait que de sa lutte victorieuse contre le roi et de la paix qu’il avait dictée à sa volonté ; son nom avait franchi les mers ; parmi les Chrétiens comme chez les Infidèles, il n’était question que de lui et de ses fils, qui avaient élevé si haut la puissance de leur ordre. Les hommes sages, aimés de Dieu, étaient partout proclamés fous par les hypocrites et par les papelars ; et l’on ne tenait pour véritablement sages que ceux qui étaient du parti de Renart.

Les Templiers et les Hospitaliers eurent, les uns et les autres, le désir de posséder Renart parmi eux. Cette double prétention souleva entre les deux ordres des débats qui allèrent jusqu’à la lutte armée. Ils convinrent enfin de soumettre leur différend à la décision du Pape.

Celui-ci convoqua à cet effet un concile général auquel assistèrent moines, abbés, évêques, archevêques, chevaliers, comtes, ducs et rois, et Renart lui-même, tout spécialement convoqué. Le patriarche de Jérusalem éleva tout d’abord les mêmes prétentions ; Renart le mit hors de cause en lui donnant un de ses bâtards qui possédait toute la science de son père.

Le jour du débat,

Le commun peuple s’assit tout en bas ;

le Pape, ils l’ont mis tout en haut ;

avec Renart à côté ;

Plus bas s’assirent les cardinaux

et le reste du clergé plus bas encore.

Les deux fils de Renart, entrés en religion,

étaient venus à ce concile.

Un Templier se lève et prend la parole au nom de l’ordre.

Seigneurs, dit-il, je porte la parole dans la cause que nous soutenons contre les Hospitaliers. Nous proclamons notre droit d’avoir avec nous Renart, car nous sommes les meilleurs défenseurs de l’Eglise ; nous combattons pour elle ; nous comptons dans nos rangs de nombreux chevaliers, et nous n’hésitons pas à prodiguer l’or et l’argent pour servir sa cause. Nous avons de par le monde de nombreuses maisons, des terres, des rentes relevant de puissants seigneurs qui contestent nos droits, et bien à tort, car si notre ordre ne grandit pas en puissance, la force que nous mettons au service de l’Eglise en sera amoindrie ; nous serons contraints à abandonner la Syrie, et vous verrez bientôt apparaître les flottes du soudan de Babylone. Saint-Père, ne perdez pas de vue que nous sommes, en vérité, les seuls défenseurs de la chrétienté et de l’Eglise, et, qu’à ce titre, c’est chez nous, s’il y consent, que Renart doit entrer en religion.

Après ce discours, le Pape interroge Renart, qui lui répond : - Je viens d’entendre les Templiers, je veux maintenant écouter les Hospitaliers ; je me prononcerai, après les avoir entendus, en faveur de ceux à qui je serai le plus utile, si toutefois j’ai le droit d’entrer en religion.

Car j’ai femme encore en vie.

Le Pape répond en riant :

d’entrer en religion je vous donne permission.

Un chevalier de l’ordre de l’Hôpital se lève à son tour ; c’était un homme savant qui portait le nom de Renier.

D’une voix puissante et mesurée, il dit : Seigneurs, écoutez notre demande et jugez si elle est fondée. Les Templiers demandent à avoir Renart dans leur ordre. Nous avons plus qu’eux le droit de le posséder parmi nous. Notre ordre est bien plus ancien que le leur, ainsi que l’attestent plusieurs chartes signées de princes et de rois. Nous faisons aux Sarrasins plus de mal que les Templiers, car si, comme chevaliers, nous combattons les Infidèles l’épée à la main, nous soignons dans nos hôpitaux charitables les malades et les blessés, que nous arrachons à la mort, et qui, une fois guéris, combattent les Infidèles. Si, au lieu de nous porter envie, les Templiers avaient joint leurs efforts aux nôtres, la Syrie, Jérusalem, toute l’Egypte, Babylone elle-même, seraient depuis longtemps au pouvoir de la chrétienté. L’envie qui nous divise est le salut des Infidèles. Donnez-nous Renart ; nous en ferons notre maître et le directeur de notre ordre.

Le pape, assez embarrassé, répond alors : Il ne peut être à tous les deux. – Pourquoi donc ? reprend Renart ; si vous m’autorisez, Saint-Père, à entrer dans les ordres, je prendrai le double habit.

Mon vêtement sera parti :

à dextre je serai vêtu

de l’habit des Hospitaliers

et à senestre des Templiers.

A senestre, je porterai la barbe,

à dextre, je la ferai raser.

Et je saurai les gouverner tous deux.

Cette proposition est acceptée par acclamation ; on revêt Renart du double costume, et les deux ordres lui prêtent serment d’obéissance.

Le couronnement de Renart (d'après Houdoy)

Après cette double incarnation, l’auteur termine son poème, comme une féerie moderne, par une sorte d’apothéose. La Fortune, dans un équipage éblouissant, s’avance vers Renart et lui dit :

Renart, je te veux couronner

sur ma roue et t’élever en haut

car tu l’as trop bien gagné,

et nul n’est rien en face de toi.

Vous tous, Renarts et Renardes,

Clercs et lais, outards et outardes,

vieux et jeunes, grands et petits,

montez, vous l’avez bien gagné.

Mais Renart, que la prudence n’abandonne jamais, répond à la Fortune : - Je ne m’exposerai pas à monter en haut de votre roue, car si elle venait à tourner, je serai précipité au plus bas. – Sois sans crainte, répond la Fortune, ma roue est désormais immobile.

Le Jardin des Délices (http://tarotsanciens.canalblog.com)

Tu as abattu la vraie foi.

Loyauté gît dessous mes pieds.

Jamais elle ne se relèvera

car Fausseté l’a abattue.

Sire Renart, par votre vertu

Orgueil a mis à bas humilité,

à mes pieds, en grand abjection.

[…]

Montez, Renart. A votre dextre,

vous aurez Orgueil, et à senestre

dame Ghille avec Fauvain.

Vêtu de l’ordre des Templiers

mi-parti aux Hospitaliers,

il fait asseoir ses fils à ses pieds […]

L’auteur donne dans ces vers la description de la miniature qui termine le manuscrit et dont nous allons essayer l’explication.

La roue de la Fortune occupe le centre de la composition ; derrière et entre les rais, on aperçoit cette déesse qui maintient la roue et l’empêche de tourner ; tout en haut et sur un trône est assis Renart couronné, portant un costume mi-parti de Templier et d’Hospitalier. A coté de lui sont placés ses deux fils vêtus, l’un en Dominicain, l’autre en Cordelier. A gauche, Orgueil à cheval, un faucon sur le poing, s’avance vers Renart ; tandis que, de l’autre côté, Foi est précipitée la tête en bas. Sous la roue, écrasée par elle, est étendue Loyauté, dont le corps forme l’obstacle qui empêchera désormais la roue de tourner. Charité et Humilité, les mains jointes et les yeux au ciel, assistent avec douleur à ce spectacle.

Renart est là, triomphant, dit l’auteur, jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de l’abattre.

C’est ce que nous dit Jakemars Giélée.

Vraie Foi est sur le dos

aujourd’hui, et humiliée ;

entre ses pieds gît Loyauté,

Charité est refroidie,

Largesse est bannie des cœurs

et le vice est en grand honneur.

[…]

En l’an de l’incarnation

mil et deux cents et quatre-vingts

et huit, fut composée la fin

de cette branche, en une ville

que l’on appelle en Flandre Lille,

et le point final en fut mis en la fête de Saint Denis.

A la mère du roi Jésus-Christ :

prions qu’elle nous donne vie.

Puissions-nous être délivrés de Renart

et aussi de tous autres vices.

Si de Dieu faisons bien la volonté

avec la Sainte Trinité

au-dessus en majesté,

que nous accordent cela, le Fils et le Père

et le Saint Esprit notre Sauveur,

qui vit et règne et règnera

Per infinita secula.

Carmina Burana (http://tarotsanciens.canalblog.com)

Tykhè, la Roue de Fortune

Bibl. Ste Geneviève (http://liberfloridus.cines.fr)

« Per infinita secula » au long des cycles infinis… Comment mieux résumer en quelques mots le symbole de la roue présent dans toutes les civilisations, de la roue du karma à la roue de médecine des chamans, du triskel celtique à l’ouroboros des mages… Symbole solaire par excellence, la roue rayonne comme l’escarboucle héraldique, cette même escarboucle qui, dit-on était enchâssée dans le front de Lucifer, le porte-lumière, et dans laquelle, selon une tradition médiévale, fut sculpté le Graal.

Symbole aussi du temps infini, mais d’un temps non linéaire, non chronologique : un temps cyclique auquel font écho la marche des astres et la ronde des saisons. Rien ne peut arrêter la marche dans ce monde institué sous le signe de la dualité, et où, quoi qu’on fasse, on va toujours d’un point à l’autre, d’un instant à l’autre, d’une image à l’autre, d’une pensée à l’autre en un flux continu. C’est l’immobilité qui crée le déséquilibre. Qui veut rester debout longtemps sans prendre appui en fait rapidement l’expérience. La marche au contraire, dans son mouvement de balancier où le jeu des bras double celui des jambes, à l’inverse, comme en écho, représente l’équilibre le plus parfait, sans cesse retrouvé pour chaque pas marché, sans cesse à retrouver pour chaque pas à faire.

Les Anciens avaient un mot, une déesse, pour exprimer cela : Tychè. Il a donné un verbe du vocabulaire courant, tunkhanô : rencontrer par hasard. La Tychè préside aux rencontres, elle est maîtresse des rendez-vous spirituels. « Pronoia, Tychè, soyez-moi propices ! » telle est l’invocation sur laquelle s’ouvre le Rituel mithriaque du Papyrus de Paris. Pronoia, c’est la pré-conscience, la pré-voyance, la Pro-vidence. Le mystique ne croit pas au hasard pur. Il croit à la face précieuse et invisible de ces dés dont s’amuse le Temps divin d’Héraclite, Aiôn, le « grand temps », le temps des cycles qui font vivre l’univers. Pour le mystique, le hasard est ce point sans épaisseur ni surface qui contient tous les possibles, l’instant divin, ce kairos fulgurant dont la puissance, pour qui est attentif à le reconnaître, est infinie.

Bibl. Mazarine (http://liberfloridus.cines.fr)

Bibl. Ste Geneviève (http://liberfloridus.cines.fr)

Entre permanence et impermanence: la morte vieille

Au Moyen Age, la notion de temps est fort différente de la nôtre. Les textes des poètes en témoignent, qui mêlent parfois le passé, le présent et le futur sans qu’on comprenne trop pourquoi. La pensée médiévale n’est pas linéaire : elle juxtapose, elle superpose, elle étreint les choses qu’elle voit ou qu’elle conçoit. Hier, aujourd’hui, demain s’effacent derrière la notion d’éternel retour qui maintient l’équilibre d’un monde d’ici-bas qui ne peut pas ne pas être semblable à l’univers.

En ce sens, la Roue de la Fortune telle que la dessine Jaquemars Gelée est diabolique, car elle rompt (dia-ballô est un verbe grec qui signifie : séparer) cet équilibre de la marche des cycles en provoquant artificiellement une immobilité contre nature. « Sois sans crainte, répond la Fortune, ma roue est désormais immobile » : la tentation est grande et Renart, « que la prudence (Pronoia) n’abandonne jamais » a bien raison d’être méfiant. La nuit succède au jour, si long soit le jour, si brève soit la nuit. Le peintre du Tarot de Marseille a représenté, juché sur le faîte (provisoire) de la roue, un singe couronné portant une épée levée en guise de sceptre. Le Renart de Jaquemars Gelée lui ressemble, lui qui est rusé comme un singe et promis au couronnement. C’est la situation exacte que lui propose Fortune et qu’il accepte en dépit de sa méfiance. Singe et Renart se seraient-ils fourvoyés ?

Lame X - La Roue de Fortune

Paradoxalement, c’est l’épée qui va résoudre la solution de continuité créée par l’arrêt forcé de la roue. Elle contient en effet les deux aspects des choses, symbolisés par son double tranchant. Elle coupe, elle sépare, régénérant chaque fois le mouvement quand il est près de s’abolir, redonnant l’élan qui permet ce que les poètes médiévaux appellent l’Aventure (l’a-venture, l’à-venir). Renart ne porte pas d’épée, mais la dualité dont il doit être le garant pour que l’équilibre du monde soit préservé s’exprime dans son costume : mi-parti du Temple et de l’Hôpital, comme le Baucéant des Templiers mi-parti de sable et d’argent. En refusant de choisir un ordre plutôt que l’autre, Renart réussit à étreindre la loi des cycles, réunissant le « duel » en une vêture unique, la cristallisant de ce fait, et la rendant ainsi inaltérable.

S’il n’avait pas clos son Roman sur cette allégorie de la Roue de Fortune, on ne se poserait pas de questions sur l’intention de Jaquemars Gelée, serviteur de son mécène Guillaume de Hangest, et, par-delà, de Philippe le Bel qui tient tant à faire la fusion des deux Ordres. Mais cette dernière évocation, surtout d’ailleurs parce que sur elle se clôt l’histoire, jette le trouble sur un schéma un peu trop simple. A l’image de Renart couronné se superpose celle de la Roue de Fortune des Sages, la Lame X, à l’extrême de la Tétraktys pythagoricienne : 1+2+3+4=10, qui est retour à l’unité.

La conclusion d’un Roman qui met en scène le plus rusé des héros ne pourrait, en toute logique, être à prendre au premier degré. C’est chez Renart lui-même qu’il faut chercher la ruse, et peut-être au premier chef dans cette anecdote rapportée dans diverses branches sur des modes narratifs différents : « la morte vieille ».

Quand je vis venir la charrette, je me couchai tout du long sur le chemin, faisant mine de mort. Les marchands crurent qu’il suffisait de me jeter sur leurs paniers pour être maîtres de ma peau. Dans l’épisode de Renart et les harengs, le héros explique la ruse qu’il a employée pour s’emparer des poissons que transportaient des harengers : faire le mort de façon à être ramassé par les marchands, placé dans la charrette et… déguster les harengs !

Dans un autre récit, Renart se bat en duel avec Chantecler le coq à propos de Pinte la poule que défend ce dernier. Renart est en mauvaise position, blessé en maints endroits : il lui faut trouver un moyen de se sortir de là.

Adonc s'est Renart pourpensez

Que la morte vieille fera

[…] Et Renart fet semblant de mort…

Chez Jaquemars Gelée, c’est une histoire de héron qui déclenche le scénario. L’abbé de Cîteaux (rien moins…), accompagné de six moines et de deux convers barbus chevauchent de concert. Attaché à la selle de l’un d’eux, un héron. Tibert le chat et Renart en salivent d’avance. Renart a une idée : il se couche en travers du chemin, l’air d’être mort. Un moine s’arrête, le ramasse et l’attache à la selle à côté du héron. Hélas ! les liens sont trop serrés et Renart ne peut se libérer. « Fou que j’étais, qui me suis laissé lier ainsi ! » A bout de ressource, il fait appel à Tibert qui va effectivement le libérer, mais aussi manger le héron…

Renart fait la morte vieille

« Faire la morte vieille » était autrefois une expression toute faite pour « faire le mort ». Lorsque Renart ne trouve pas d’autre solution, lorsqu’il est acculé en grand péril, il recourt à ce stratagème puisque, quand on s’appelle Renart, on ne peut résoudre un problème que par la ruse, on a toujours, quoi qu’on fasse, une idée derrière la tête. Se laisser lier, par des cordes ou par un engagement, n’est jamais pour lui qu’un moyen de durer, de survivre. Dans l’histoire qui conclut Renart le Nouvel , il ne fait pas expressément « la morte vieille », mais il feint d’accepter que la roue s’arrête, ce qui revient au même. La fusion, ou plutôt la coexistence des deux Ordres sous un même manteau ne peut durer. Sa royauté en tant que symbole de cet arrangement ne peut être que précaire. S’il entre dans le jeu, c’est en connaissance de cause, car, ne l’oublions pas, « la prudence n’abandonne jamais » Renart.

Quelle était l’idée réelle de Jaquemars Gelée pour qu’il ait sur cette ambiguïté terminé son roman ? A chacun de se faire la sienne…

Sachons quand même que, dans un sermon de la même époque prononcé au cours d’un chapitre général de l’Ordre du Temple, l’orateur cite en clair, et même en français, le Roman de Renart : « sunt qui faciunt la morte vieille aut ad modum vulpecule… », « Il en est qui font la morte vieille, ou, en d’autres termes, comme le renard… »

Liens

iconographie médiévale de la roue de fortune :
http://tarotsanciens.canalblog.com/archives/2009/10/16/15462476.html

Bibliographie

Jules Houdoy : Renart le Nouvel, roman satirique composé au 13ème s. par Jacquemars Gelée de Lille (Paris 1874)

Micheline de Combarieu : "Faire la morte vieille", la ruse de la "mort feinte" dans le Roman de Renart (Aix en Provence, 1991)

A. Demurger : Les Templiers, une chevalerie chrétienne au Moyen-Age » (éd. du Seuil, 2005)