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Les tombes templières

Ligné en Charente

Rares sont les tombes des Chevaliers du Temple, plus rares encore celles qu’on peut considérer comme authentiques. La Règle de l’humilité a rendu anonymes la plupart des Templiers, de leur vivant comme dans la mort, et il ne faut voir là que le respect des usages de l’Ordre.

Que faire alors de ces tombes sans nom qu’on a trouvé au chevet des églises du Temple, en France, en Angleterre, en Espagne, au Portugal, au Moyen-Orient… ? Comment savoir, en l’absence de toute attribution écrite, si elles renferment les restes d’un chevalier ou d’un généreux donateur qui, pour prix de quelque aumône, s’était acquis le droit de passer son éternité au plus près de la prière des Frères ?

L’histoire qu’on écrit naît d’une incessante confrontation entre le vrai et le vraisemblable. Qui oublie cette donnée essentielle court toujours le risque de se fourvoyer. La réalité historique ne tient jamais qu’à cet espace subtil que circonscrit le faisceau des vraisemblances. Il n’est que d’observer les déviations que subit la mémoire d’événements récents, jusqu’à la négation parfois, pour appréhender la difficulté de cerner la réalité de temps éloignés de plusieurs siècles.

Mais qu’importe au fond ? Est-il absolument nécessaire de mettre toujours un nom sur les choses ? Lorsqu’on fait le tour de la Vera Cruz, dans cette plaine austère qui baigne le rocher de Ségovie, et qu’on abaisse le regard sur ces quelques excavations trapézoïdales qui s’ouvrent au pied du chevet, certes, on ne voit qu’un vide, mais de ce vide, en ce lieu, émanent ces parfums diffus qui se cristallisent dans la conscience au lieu secret de la Mémoire. Nous ne saurons jamais quelle enveloppe physique a trouvé là son ultime demeure, mais est-ce vraiment cela que nous venions chercher ? Peut-être un jour quelque parchemin oublié, quelque inscription, viendra combler un vide mais non pas l’absence, car la présence n’a jamais cessé.

La rubrique que nous vous proposons est encore en construction, et, d’une certaine manière, elle le sera toujours. Nous l’enrichirons, chaque fois que l’occasion s’en présentera, d’éléments nouveaux venus à notre connaissance et que nous aurons eu la possibilité de vérifier, et des découvertes qu’offre le temps pour le bonheur de ceux qui cherchent.

Le cimetière de Ligné

Ligné est un bourg tranquille du canton d’Aigre, en Charente, à l’écart des grands axes, préservé de ce fait. Bâtisses de pierre nue comme on fait là-bas, silencieuses à l’image de ce passé qui exsude des murs, léger comme un parfum. Il faut, si on le peut, aborder ce lieu un jour de grand soleil, un jour où la lumière débusque les ombres et rend toute chose plus claire. Il n’y a rien à voir, à Ligné, sinon marcher, sinon se taire. Passer la grille du cimetière et parcourir sans se hâter les allées de gravier qui font comme une mer où seraient ancrés, sagement alignés, ces navires de pierre, trente, quarante, plus encore… Nulle part, peut-être, on n’éprouve ce sentiment puissant que la vie est une mer sur laquelle on s’embarque pour un temps en attendant de jeter l’ancre dans un port, prêt, s’il le faut, pour un nouveau voyage.

Vue générale

En ce midi de la lumière, le long poème de Valéry affleure à la mémoire. « Ce toit tranquille, où marchent des colombes, // Entre les pins palpite, entre les tombes… ». Le Cimetière marin.

Ici venu, l'avenir est paresse.

L'insecte net gratte la sècheresse ;

Tout est brûlé, reçu dans l'air

A je ne sais quelle sévère essence…

La vie est vaste, étant ivre d'absence,

Et l'amertume est douce, et l'esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre

Qui les réchauffe et sèche leurs mystères.

Midi là-haut, midi sans mouvement,

En soi se pense et convient à soi-même…

Tête complète et parfait diadème,

Je suis en toi le secret changement.

Une commanderie à Ligné ? une question controversée

Aucun témoignage écrit ni archéologique ne permet de faire de Ligné une maison du Temple. Les dalles, en réalité, ont été regroupées en ce lieu et ainsi mises en valeur. Il faut dire que les alentours sont eux très fortement marqués par la présence templière. Ligné en effet se trouve à une quinzaine de km du Fouilloux, à 10 km de Villegats, de Fouqueure, d’Aunac, de Coulonges, à 9 km de Maine de Boixe. Notre cimetière marque ainsi le centre d’une roue d’une douzaine de km de rayon à la circonférence de laquelle gravitent au moins six commanderies templières. Est-ce suffisant, malgré tout, pour décréter templier un cimetière, en se basant simplement sur le fait que les dalles funéraires sont incontestablement médiévales et que beaucoup d’entre elles portent des épées ?

Les sites internet sont représentatifs de cette incertitude. Pour la requête « Ligné cimetière », on obtient un éventail de réponses.

« On se promène dans le cimetière des chevaliers du Temple de Jérusalem comme dans un livre d'histoire… »
(http://www.jedecouvrelafrance.com/f-2343.charente-cimetiere-templier.html)

« Le cimetière des Chevaliers renferme 70 pierres tombales des Templiers, caractéristiques de l'époque des croisades (XIIe. et XIIIe. siècles). »
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Lign%C3%A9_(Charente))

La base Mérimée offre une notice dénombrant 63 tombeaux « de provenance locale » inscrits à l’Inventaire en 1965, sans préciser davantage.
(http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/merimee_fr?ACTION=CHERCHER&FIELD_1=INSEE&VALUE_1=16185 )

Les sources imprimées, étant plus détaillées, sont plus significatives encore :

Jean-Marie Auzanneau, dans son ouvrage sur les Templiers en Poitou-Charentes, consacre une notice complète à ce lieu, suggérant mais se gardant d’affirmer qu’il est templier.
« Il s’agit de la plus curieuse métropole médiévale existant à ce jour : des sarcophages d’enfants de l’époque mérovingienne, des pierres chevalières provenant de Charmé, des tombes cloisonnées mérovingiennes, onze sépultures médiévales venant du prieuré de Gourville et de Besse. Les pierres tombales médiévales sont décorées de plus de vingt sortes de croix, dont beaucoup sont pattées… »

M. Perrain, dans le numéro 9 de la revue Histoires du Pays d’Aigre, en parle avec beaucoup d’objectivité :
« Les pierres tombales ont été classées « monument historique » par arrêté du Ministère d’Etat chargé des Affaires Culturelles le 8 juin 1965. Elles impressionnent d’abord et intriguent ensuite. Les historiens ont, en effet, longtemps pensé qu’elles abritaient les sépultures de templiers, de moines soldats de l’Ordre du Temple. Mais aujourd’hui, malgré la proximité reconnue d’un itinéraire vers Saint Jacques de Compostelle, l’hypothèse de tombes de chevaliers morts chrétiennement est avancée. »

Dans le même numéro de la Revue, P-F. Joy, se montre, lui, péremptoire.
« Au risque de déplaire, il faut tordre le cou à cette « légende » du cimetière de Templiers qui est une invention tellement bien montée qu’elle figure dans le Guide Bleu de 1990 p. 166. Pour ne citer que l’abbé Ducouret, dans un article paru dans Le Courrier Français fin 1976 : « Il faut que la commune (et la paroisse) se fasse une raison : il n’y a jamais eu de chevaliers du Temple à Ligné. Personnellement, nous avions infirmé cette thèse depuis longtemps. Le livre de notre ami Charles Daras « Les Templiers de Charente » en apporte un témoignage supplémentaire. Sur les trente-quatre commanderies de la Charente, les plus proches de chez nous sont : Barbezières, Fouqueure, Villejésus (le nom est déjà très indicatif) et le Temple de Boixe. »

Nous n’avons effectivement trouvé aucune mention du cimetière de Ligné dans l’ouvrage de Ch. Daras sur les commanderies de Charente. Nous nous permettons cependant de rectifier une erreur commise par M. Joy : Villejésus n’a jamais été une commanderie du Temple, mais de l’Hôpital, ce que précise bien M. Daras. Personne n’est à l’abri d’erreurs de ce genre. C’est une raison supplémentaire de vérifier, vérifier toujours, même si, malgré cela, l’expérience –hélas !- le prouve, on reste encore sujet à l’ignorance ou à l’erreur.

A l’inverse, l’ouvrage de Jean-Luc Aubarbier et Michel Binet, Les sites Templiers de France, dans la rubrique « Barbezières, Le Fouilloux, Coulonges », ne soulève aucune question :
« Ligné montre son « cimetière des Chevaliers », 13ème siècle, soixante-dix pierres tombales abritant les restes des Templiers. »

Les opinions, on le voit, sont diverses et, d’une certaine façon, chacun a raison. Il n’a sans doute jamais existé, en effet, de commanderie templière à Ligné, mais il semble opportun de dissocier les deux choses : ce n’est pas parce que le lieu n’est pas templier que les tombes ne le sont pas.

C’est donc sur l’étude de ces dalles funéraires que nous allons nous pencher à présent.

Les dalles funéraires « templières »

Toutes les pierres ne sont pas templières, ou du moins, rien en elles ne permet de les affirmer telles. Rares sont celles qui laissent voir une inscription, beaucoup ne comportent pas de gravure, ou si usée qu’elle est devenue imperceptible. Mais pour toutes ces pierres muettes, un nombre important de ces dalles de granit vient combler notre attente.

Ces dalles se présentent sous les trois formes en usage à cette époque : pierres plates, triangulaires, trapézoïdales.

dalle plate

dalle triangulaire

dalle trapézoïdale

Les motifs gravés peuvent être rangés en plusieurs catégories :

  • Les croix
  • Les épées
  • L’étendard
  • Les instruments

Les croix losangées

Les deux premières catégories n’en font, en réalité, qu’une, dans la mesure où la plupart du temps, ce sont les pommeaux des épées qui sont en forme de croix. Il existe cependant quelques croix seules, témoin celle-ci, qui orne la face qui correspond à la place de la tête du défunt.

croix losangée

Les ouvrages d’héraldiques sont muets sur cette forme de croix.

Elle apparaît au 9ème s. sur cette broche anglo-saxonne à la signification réputée mystérieuse et qui a fait l’objet récemment d’une très belle reproduction à l’usage des fervents de celtisme.

Pentney est un petit bourg du Norfolk qui offre des vestiges médiévaux fort intéressants. C’est à l’occasion de travaux dans le sol de l’église que ce petit trésor de 6 broches métalliques fut découvert. Ces bijoux, bien que d’origine et de signification inconnue, ont été jugés de si belle facture qu’on peut les voir aujourd’hui au British Museum.

Pentney cross

Deux autres de ces croix de Pentney du British Museum sont particulièrement intéressantes pour nous. Elles suggèrent en effet comment, graphiquement, on passe de la croix losangée à la croix pattée.

Pentney crosses

On trouve aussi cette croix en France, sur certaines monnaies du 11ème siècle que les numismates décrivent ainsi : croix évidée en losange au centre.

On peut effectivement rapporter, pour le dessin en tout cas, notre croix lapidaire à l’avers de ce denier de Philippe Ier qui régna de 1060 à 1108, juste avant la naissance de l’Ordre. On remarque cependant des différences notables : les extrémités de la monnaie royale sont grossièrement pattées tandis que la croix de la tombe, curieusement, ne l’est pas, d’une part, et d’autre part notre croix de Ligné n’est pas, comme l’autre, cantonnée de 4 points ou plutôt « globules », comme on dit en numismatique.

denier de Philippe 1er

A Ligné même, on retrouve cette croix losangée sur le pommeau de certaines épées.

croix losangée

Les croix cerclées

D’autres croix s’accompagnent d’un cercle. Certaines, comme ce pommeau d’épée, sont un peu comparables à la croix des Celtes. On remarque les extrémités pattées bien marquées de la croix de la poignée : celle du bas fait ressortir le fait que la croix est vue en tant que telle et non pas seulement comme un prolongement de la lame.

croix cerclée 1

Une autre sorte de croix cerclée, plus fruste, orne l’épée de quelques tombes plates ou triangulaires. Les croix sont souvent à peine pattées. Certaines sont aujourd’hui à peine discernables.

croix cerclée 2

croix cerclée 3

Les épées

Outre la forme de leur pommeau, les épées se différencient par leur longueur. A côté des épées qui vont jusqu’au pied de la dalle et desquelles, de ce fait, on ne voit pas l’extrémité, on voit des épées longues, mais entières, avec la pointe plus ou moins arrondie, jamais aiguë, ce qui laisse à penser que l’arme était représentée dans son fourreau.

épée sans extrémité visible

épée longue

épée courte

Plus étonnante, cette épée courte à large lame, avec sa garde droite et sa poignée arrondie. Pas de croix. Ou plutôt c’est l’épée elle-même qui dessine la croix.

L’étendard

On est évidemment tenté de voir un Baucéant dans l’étendard magistralement gravé sur une des tombes. Le sculpteur l’a représenté de la manière la plus réaliste, tel qu’on le voyait flotter à la tête des colonnes et dans la bataille. Les proportions sont respectées, les attaches sont bien marquées. Cependant, la ligne médiane qui devrait séparer les deux couleurs de l’étendard templier, sable et argent, n’apparaît pas et il ne semble pas qu’elle ait jamais existé.

étendard

Les instruments

Un dernier type de représentations consiste en un regroupement d’objets qui sont en réalité des outils. Deux dalles sont concernées. L’une montre les instruments du bâtisseur, l’autre, malheureusement brisée, des outils qui pourraient être ceux du paysan.

instruments agricoles

les outils du bâtisseur - photo Alma de la Croix, avec son aimable autorisation

Il y avait dans les commanderies (on le sait essentiellement par la Règle et les minutes du Procès) des frères de métier : on pourrait donc supposer que ce sont des Templiers appartenant à cette catégorie qui ont été enterrés sous ces dalles.

Conclusion

La question du cimetière de Ligné nous replace encore une fois devant la difficulté de l’historien, surtout quand il s’occupe des temps éloignés. Rares sont les preuves irréfutables au sens où notre approche scientifique actuelle pourrait l’entendre. Si l’historien du Moyen-Age ou de l’Antiquité ne s’aidait pas de ses connaissances pour tenter de suppléer aux lacunes, nos livres d’histoire seraient beaucoup moins nombreux et surtout beaucoup moins riches. Au lieu de rejeter telle ou telle opinion, n’est-il pas plus intéressant de voir en quoi chacune est juste ou tout simplement vraisemblable ? La vérité est souvent en demi-teintes parce que l’histoire ne se présente jamais comme un bloc qu’on pourrait disséquer et ranger en catégories. C’est, avant tout, une histoire d’hommes, et les motivations des hommes sont toujours liées à leur devoir, à leur culture, ou plus simplement même à leur goût.

Pour revenir au problème qui fait l’objet de cet article, ne serait-il pas sage de se poser la question différemment : non pas « ce cimetière est-il templier ? » ou « le bourg de Ligné était-il le siège d’une commanderie ? », mais en prenant le point de vue des hommes qui ont conçu ces tombes : « Un Templier aurait-il fait davantage ? Aurait-il laissé des signes permettant de l’identifier ? » La réponse, de toute évidence, est négative, ne serait-ce qu’en raison de la Règle. Si un Templier peut accepter de se signaler, ce ne pourra être qu’à travers son ordre et sa fonction, pas davantage. Cette pratique a été respectée la plupart du temps dans les documents écrits qui nous sont parvenus. Un responsable de Maison qui signe un contrat, par exemple, se présente généralement ainsi : précepteur de la maison X, agissant au nom des Frères de la Chevalerie du Temple de Salomon. Les noms sont extrêmement rares, et souvent n’est-ce qu’un prénom. Non seulement il est normal qu’aucune précision n’apparaisse sur des tombes templières, mais c’est le fait qu’il y en ait qui serait anormal.

Il existe cependant, nous aurons l’occasion de les présenter quelques tombes explicitement templières, portant gravée une inscription qui ne laisse pas de doute. Tel est le cas de la dalle funéraire du précepteur de La Rochelle, Pierre du Liège, encore celle-ci ne serait-elle pas exempte de suspicion si nous ne savions par ailleurs que l’homme exerçait la fonction de précepteur du Temple de la Rochelle au milieu du 13ème siècle (cf notre article sur Pierre du Liège, dans la section Histoire).

DE LEGIO NATVS FRATER PETRVS

« Frère Pierre, né au Liège »

Le Temple en effet n’est pas mentionné et si nous ne possédions pas d’autres informations par ailleurs, nous ne pourrions pas considérer cette pierre comme templière.

Dalle de Pierre du Liège

Les choses, on le voit, ne sont pas si simples. L’histoire n’est jamais que la résultante d’un faisceau de présomptions les mieux vérifiées. Il est du devoir de l’historien de le rappeler. S’il lui est naturellement permis de choisir parmi les options possibles, il serait juste qu’il mentionne toujours les autres théories et souligne le fait que celle qu’il justifie et défend est pour lui la plus vraisemblable mais qu’on peut toujours, en l’absence de preuves, penser différemment.

Bibliographie

Jean-Marie Auzanneau : A la gloire des Templiers, coll. Insolite Poitou-Charentes n°3, éd. Le Cercle d’Or 1980.

Charles Daras : Les Templiers en Charente, leurs commanderies et leurs chapelles, Société Archéologique et Historique de la Charente, 1981.

Histoires du Pays d’Aigre n°9, octobre 2003.

Jean-Luc Aubarbier & Michel Binet : Les sites Templiers de France, éd. Ouest-France, 1995.